« je veux l’emmener à Venise»

Au cours de notre collaboration à la rubrique de «la lune», le rédacteur en chef nous a confié un mail arrivé le 28 août et mis en attente, il portait d’ailleurs la mention «je l’ai inscrit dans les en attente du mois» notée par le rédacteur en chef.

Ce long mail écrit par un jeune étudiant, faisait état d’une rencontre amoureuse avec une jeune femme vivant loin, et étudiante à Vérone, d’où sa demande : «j’aimerais lui faire une surprise pour son anniversaire. Comme elle sera à Vérone, je vous demande l’impossible : une excursion à Venise ( c’est pas trop loin) avec hébergement et resto pour la journée (pendant le week-end de préférence) et éventuellement le transport». Cette demande émeut le rédacteur en chef et nous demande de poursuivre les recherches engagées.

Or, en appelant le lecteur, il changeait régulièrement de version, les dates n’étaient jamais les mêmes, ni les lieux alors que nous avions contacté une agence de voyage spécialisée dans les voyages en Italie qui acceptait d’offrir le voyage et l’hébergement pour une personne. Rapidement, le lecteur transforma la demande en voyage pour deux personnes, ce qui compliquait la réalisation du souhait. Devant notre indécision, il nous rappela en nous confiant qu’il préférait que nous interrompions cette recherche, ses arguments n’étant pas les bons d’autant plus que ce voyage était dans le but de faire succomber une femme qui refusait ses avances depuis plusieurs mois et qui, au moment de lui présenter la surprise, avait des chances de refuser l’offre.

C’est ainsi que nous avons abandonné cette demande qui a occupé beaucoup de notre temps, lequel temps a aussi été utilisé en recherche d’auteurs des lettres : certains cadeaux ne nécessitant pas d’informations complémentaires, ni de référence à l’âge (pour une casquette ou un T-shirt), nous lancions la recherche et seulement une fois le cadeau arrivé à la rédaction, nous informions les lecteurs de l’arrivée chez eux de ce cadeau : or, certains lecteurs donnent les numéros de téléphone et identité de cousins, frères… afin de ne pas être reconnu au moment de la publication ; nous avons ainsi envoyé certains cadeaux au prénom signataire de la demande, mais qui, assurément, n’était pas le prénom du véritable épistolier.

Quant à la réponse apportée aux lecteurs, elle se fait soit via le magazine quand la lettre a été sélectionnée, que le cadeau ait été trouvé ou non, ou sous la forme d’une lettre-type 836 envoyée souvent plusieurs mois après la réception de la lettre par la rédaction, la gestion du courrier non retenu n’étant pas toujours régulière.

C’est à tout ce courrier que nous avons été confronté pendant des mois, que nous avons constitué en corpus, que nous avons analysé afin d’en extraire le sens investi par les lecteurs dans les magazines masculins et les rapports tissés avec ces nouveaux supports. En choisissant d’effectuer une analyse de la réception, non pas en utilisant comme matériau principal des entretiens avec les lecteurs, directement, en tête-à-tête ou en groupe 837 , mais pas le biais du courrier envoyé aux rédactions, nous avons ajouté une difficulté supplémentaire à notre travail. En effet, même si nous soupçonnions l’importance de ce courrier, il en demeure que l’analyse de 1742 lettres reste un travail fastidieux, d’autant plus quand celles-ci ne sont pas toujours ni lisibles, ni compréhensibles. En dépit de cette charge de travail en partie effectuée pendant les stages et notamment celui dans la rédaction de FHM, ce courrier est porteur d’indications sur le niveau de langage des lecteurs, sur l’absence de connaissance des codes relatifs à la communication épistolaire, sur les difficultés rencontrées par les lecteurs pour construire des tournures de phrases simples, pour énoncer une demande… Outre ses difficultés de rédaction rencontrées par de nombreux lecteurs, c’est la recherche de l’anonymat et de la confidentialité qui semblent prévaloir dans ce courrier qui, sous-couvert de cet anonymat, évoquent des situations et des problèmes personnels, liés à la sexualité et au fonctionnement intime des lecteurs, donnant ainsi à la nouvelle presse masculine, et tout particulièrement à la presse masculine spécialisée, un statut de médiateur entre le lecteur et l’institution médicale qui fait l’objet d’une profonde désaffection et d’une crise de confiance de la part des lecteurs. Comment les lecteurs énoncent-ils leurs difficultés aux magazines ? Qu’attendent-ils de ces derniers que les institutions médicales traditionnelles ne peuvent leur procurer ? Quelles images des hommes les épistoliers décrivent-ils ? C’est donc autour de ces questions relatives au corps, à sa vision réelle et à sa vision idéale par les lecteurs que les lettres adressées à la nouvelle presse masculine s’articulent, même si, en instaurant une rubrique différente autour de la réalisation des vœux des lecteurs, FHM a engendré un courrier qui donne à lire les centres d’intérêts des hommes, faisant ainsi émerger une continuité, une reproduction des loisirs masculins, assortie d’un intérêt croissant pour le monde de la célébrité.

L’analyse de tout ce courrier a été structurée en trois phases successives qui composent les trois parties à venir : tout d’abord, l’analyse de la rédaction des lettres nous a permis de nous intéresser aux conditions d’écriture de ces lettres, des figures utilisées par les lecteurs pour s’adresser aux rédactions ainsi que les indications données par ces lecteurs quant à la réponse souhaitée : existe-t-il un mode d’écriture particulier utilisé par les lecteurs de la nouvelle presse masculine ? La seconde phase d’analyse concerne la structure générale de ces lettres et particulièrement les différents moyens rhétoriques utilisés par les lecteurs pour s’adresser aux magazines et ainsi aborder des thèmes qui se veulent, pour la plupart des lettres, récurrents. Que donnent à voir les lettres envoyées à la presse masculine des aspirations des hommes quant à leur corps, à leur sexualité mais aussi à leurs loisirs et à leurs centres d’intérêt à travers les demandes envoyées à la rubrique «la lune» de FHM ? Enfin, le dernier temps de l’analyse des lettres s’attache à montrer quel sens les lecteurs investissent-ils dans le magazine auquel ils s’adressent ? Quel statut lui accordent-ils ? Nous montrerons que les lecteurs, tout en investissant dans les magazines des sentiments forts emprunts de confiance, ne sont pas pour autant des lecteurs passifs et n’hésitent pas à écrire pour donner un point de vue divergent et pour corriger une erreur glissée dans le contenu des magazines. Pour conclure cette partie d’analyse du courrier des lecteurs, nous tenterons, en comparaison avec l’étude effectuée par Marie-Véronique Gauthier sur le courrier des lecteurs envoyés par les hommes à Ménie Grégoire entre 1967 et 1969 et parue sous le titre Le Cœur et le corps. Du masculin dans les années soixante 838 , et en parallèle des apports théoriques sur la masculinité rappelés dans la première partie de cette thèse, de montrer ce que semblent être aujourd’hui les aspirations des hommes, celles visibles à travers la nouvelle presse masculine et notamment via le courrier que les magazines reçoivent.

Notes
836.

Cette lettre-type est consultable dans les annexes.

837.

C’est cette méthode des Focus Groups qu’ont utilisée Peter Jackson, Nick Stevenson et Kate Brooks dans l’ouvrage Making Sense of Men’s Magazines.

838.

GAUTHIER M-V., Le Cœur et le Corps. Du masculin dans les années soixante. Paris, Imagino, 1999, 226 p.