-Quand les menaces se font plus pressantes.

En proposant aux lecteurs de leur offrir le cadeau de leurs rêves, la rubrique de «la lune» chez FHM engendre chez les lecteurs un investissement sentimental important. Elle est ainsi celle qui entraîne le plus de lettres en double, voire en triple, les lecteurs ajoutant juste une phrase explicative telle que «j’ai bien reçu votre lettre mais j’ai encore espoir»ou encore «j’ai vu que je n’étais pas sélectionné ce mois-ci, j’attends la réponse pour le mois prochain». Si dans leur majorité, les lecteurs suite à la réception d’une lettre de non-réponse continuent de lire et d’écrire, dans la bonne humeur au magazine, certains utilisent l’argument de l’arrêt de la lecture comme d’un ultimatum lancé à la rédaction : «c’est terminé, vous m’avez juste publié et répondu pour le fun et pour vos lecteurs, je suis un peu déçu». Le mécontentement se lit aussi sous la forme d’emphase emprunte de dédain «puis-je espérer enfin une réponse ?» . Enfin, un mail est arrivé à la rédaction mi-octobre, suite à l’échec de sa demande et dans lequel le lecteur menace la rédaction de se suicider 851 (les journalistes ont répondu à cette lettre dans le courrier du n° 29 de décembre 2001 en lançant un appel aux lecteurs susceptibles de posséder le cadeau en question, terminant leur texte par «En conséquence, le report de votre suicide de quelques semaines nous semble une option raisonnable). En proposant aux lecteurs de leur « décrocher la lune», les lecteurs y investissent des espoirs impossibles à réaliser (nous verrons qu’un lecteur a demandé, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, à la rédaction de lui fournir des débris du WTC), et auxquels les lecteurs éprouvent des difficultés à reconnaître l’impossibilité pour le magazine de donner une suite favorable.

Ces lettres redondantes sont autant de marques de l’attachement des épistoliers aux magazines, de l’importance que revêt à leurs yeux leurs problèmes ou les envies de cadeaux et qui se concrétisent par une insistance, une impatience qui pour certains, se transforment en une violence verbale écrite, en un harcèlement sous la forme de chantage et d’ultimatum. Quand les lettres ne suffisent plus pour énoncer leurs attentes du magazine, les épistoliers appellent les rédactions : ainsi, dans le cadre de la rubrique «la lune», certains lecteurs téléphonent pour connaître l’avancée des recherches ; pendant notre stage, un lecteur a ainsi laissé sur le répondeur du journaliste responsable de la rubrique, ce message, un samedi après-midi : «Si vous ne travaillez pas le samedi, j’imagine que c’est pas pour travailler le dimanche».

Les relations ainsi entretenues par les lecteurs avec les rédactions peuvent donc rapidement évoluer, en cas d’absence de réponse ou de réponse négative, en des rapports pathologiques harcelants, pour les plus violents. Ce sont des cas isolés, mais qui, au travers des lettres reçues par «la lune» semblent devenir plus importants au regard de l’enjeu du cadeau rêvé qui, souvent demandé à la suite d’un pari ou afin de se démarquer des autres et ainsi s’affirmer, remet en question, en cas d’échec, l’individu lui-même dans son pouvoir de persuasion des autres et dans l’image qu’il leur renvoie. Nous verrons notamment que dans les cadeaux demandés par les jeunes hommes, les cadeaux ostentatoires qui permettent de «flamber» auprès des amis sont nombreux.

L’écriture récidiviste est donc un indice important des sentiments que les lecteurs investissement dans les magazines. Même s’ils donnent très peu d’indications sur les lieux et heures auxquels les lettres sont rédigées, les jours (notamment les dates données par les mails) laissent voir que l’écriture des lettres intervient dans des espaces-temps parfois surprenants : les lecteurs écrivent les jours de fêtes, le 1er janvier, pour Noël... Sont-ce les marques d’un manque de temps dans la semaine ou plutôt une solitude comblée par l’écriture? Les lecteurs écrivent aussi de leur lieu de travail ou énoncent qu’ils ont du temps pour écrire car ils ne travaillent pas. Outre les lieux et heures d’écriture, les dates et les lettres reçues au moment où nous étions dans les rédactions, nous ont montré la rapidité de réaction des lecteurs, certaines lettres arrivant le lendemain de la parution en kiosque, que ce soit les lettres de demandes, les lettres de félicitations ou les lettres de critiques (ainsi dès le lendemain de la sortie du numéro 27 d’octobre 2001 dans lequel la rédaction a illustré une série de mode par une photographie ancienne du World Trade Center, la mise en imprimerie ayant été effectuée avant les attentats, mais les lecteurs ont rapidement relevé la présence du cliché et en ont informé la rédaction).

Les premières lettres des corpus de M Magazine et Men’s Health datent de quelques jours seulement après la naissance des titres et montrent ainsi le besoin éprouvé par les hommes pour s’exprimer et dont ils semblent, au regard de la présence régulière de phrases telles que «enfin, un magazine pour nous», «je ne pouvais pas en parler à quelqu’un», avoir longtemps été dépourvu. C’est dans ce cadre que les lecteurs multiplient les demandes de réponse immédiate mais sous le couvert de l’anonymat, du respect de la vie privée qui est un des ingrédients du succès du courrier des lecteurs des nouveaux magazines masculins.

Notes
851.

Ce mail est consultable dans les annexes.