- « Quel lecteur suis-je ?»

Dès ses premiers mots, l’épistolier ne se définit pas en tant qu’individu social avec son âge, son identité et sa profession, mais en tant qu’individu face à un objet qu’est le magazine, par son rapport avec celui-ci. Qui est-il vis-à-vis du magazine auquel il écrit ? Quel positionnement tient-il face à ce magazine dont il requiert, par cette lettre, le service ?

Les lecteurs se définissent peu comme un simple lecteur parmi tant d’autres mais au contraire comme un lecteur particulier et pour cela, ils ont recours à des éléments distinctifs leur accordant un statut particulier dans son rapport entretenu avec le magazine. Ces moyens de distinction sont les mêmes dans tous les corpus : la fréquence de la lecture, l’état d’esprit du lecteur au moment de l’écriture… justifiant la nécessité de l’intervention du magazine ; ce sont donc les sentiments le liant au magazine que le lecteur met en avant pour légitimer l’écriture de la lettre.

Les lecteurs s’adressant par écrit aux rédactions se présentent comme des lecteurs fidèles 858 , justifiant ainsi d’un attachement sans faille au magazine. Les lecteurs déclinent cette fidélité en se positionnant dans la hiérarchie des lecteurs fidèles : «très fidèle lecteur», «l’un de vos plus fidèles lecteurs», «fidèle parmi les fidèles»Ils se situent ainsi sur une échelle du degré de fidélité : de la plus simple à la plus développée ( les scripteurs se présentent comme les plus fidèles des fidèles, pensant que les rédactions récompensent en priorité ces lecteurs-là ; c’est autour de l’idée de don/contre-don que les lecteurs pensent les rapports avec les magazines) et viennent parfois enchérir cette fidélité d’un vocabulaire proche renforçant l’idée de l’attachement et du rapport étroit entretenu avec le magazine : ainsi un lecteur de FHM adressant une lettre sexuelle se déclare «fidèle lecteur assidu de votre revue». Si la fidélité est le premier argument utilisé par les lecteurs, ils utilisent aussi l’argument de l’abonnement comme synonyme d’appartenance à un groupe à part : celui possédant via ce mode d’acheminement et d’achat du magazine, un rapport particulier avec le magazine. Les épistoliers se présentent donc comme des «abonnés», qu’ils agrémentent de la date à laquelle cet abonnement a été contracté, fournissant ainsi la preuve (certains écrivent leur numéro d’abonné) de leur appartenance à la communauté des «receveurs à domicile» du magazine. Car le mode d’accès au magazine est utilisé par les lecteurs comme outils de classement du rapport plus ou moins étroit entretenu avec le magazine : l’achat en kiosque relève d’un attachement moins important au magazine, puisqu’il permet de ne pas l’acheter chaque mois alors que l’abonnement révèle une volonté de ne plus avoir à faire soi-même la démarche et ainsi tisser des liens directement entre le magazine et son domicile. C’est pourquoi peu de lecteurs font cas de leur simple statut d’acheteur alors que celui d’abonné est porté à la connaissance du magazine, symbole d’un lien étroit. Vient ensuite une échelle de classement entre les abonnés, en fonction de la date et de la durée de celui-ci : «je suis fier de faire partie des premiers abonnés», les lecteurs veulent donner aux magazines une image d’habitué, n‘hésitant pas à se qualifier de «fans», «fanatiques», voire même chez une lectrice de FHM de «lectrice assidue et fan psychotique voire névrosée de tes anecdotes», évoquant leur dépendance au magazine auquel ils écrivent en se définissant comme «accro à FHM», justifiant cet attachement par l’ exclusivité de leur lecture à un seul magazine masculin.

Les épistoliers ont recours à la fidélité, à l’assiduité, à la régularité, à la ferveur, à l’exclusivité de leur lecture, à leur statut d’abonné, de collectionneur, de membre d’un collectif important de lecteur, à une communauté de lecteurs pour évoquer l’attachement qui les lie aux magazines auxquels ils écrivent ; attachement que certains décrivent sous la forme d’amitié «ami de votre magazine», de passion «un lecteur passionné de votre magazine», d’admiration «fervent admirateur de votre magazine de la première à la dernière page»mais aussi de sentiments plus profonds comme l’amour «FHM, je t’aime», ou encore «je suis un fanatique de votre magazine puisqu’une histoire d’amour est née entre nous» pour un lecteur de M Magazine.

Quelques lecteurs optent pour une stratégie de présentation de rapports simples et nouveaux avec le magazine, énonçant cette simplicité sous la forme de « un simple et modeste lecteur» et de la jeunesse des rapports entretenus avec le magazine : «je viens juste d’acheter mon premier numéro de M». En se présentant comme plus lointain, moins attaché au magazine que les autres épistoliers, ces lecteurs espèrent que leur statut de nouveau venu suscitera un intérêt de la part des rédactions, d’autant plus qu’ils sont plus rares à utiliser ce mode de distinction.

Les épistoliers présentent donc deux manières opposées de mettre en avant le rapport entretenu avec le magazine, destinataire de la lettre : en valorisant ce rapport par le biais des sentiments profonds qu’ils y investissent et par leur fidélité et assiduité à la lecture qui leur confère le statut de connaisseurs du magazine en question, ou au contraire en donnant une image non encore assurée de cette relation, à cause de sa jeunesse et du statut de simple lecteur, donnant ainsi à voir aux rédactions un renouvellement de leur lectorat. En effet, outre le mode d’achat utilisé pour justifier d’un rapport plus ou moins étroit avec le magazine, ils multiplient les références à l’ancienneté ou à la brièveté de leur lecture, même s’ils ne donnent que peu d’indications sur les origines de cette dernière.

Notes
858.

Parmi tous les qualificatifs utilisés pour évoquer leur rapport au magazine, c’est «lecteur fidèle» et ses dérivés («le plus fidèle», «un de vos fidèles lecteurs»… qui revient le plus souvent dans les 4 corpus : 30 fois dans le corpus FHM-lune, 10 fois dans celui de FHM-sexo, 20 fois chez Men’s Health et 39 fois chez M Magazine.