- Les magazines spécialisés, espaces de libération d’une parole enfouie.

C’est un pan précis de leur vie que les épistoliers offrent, via la lettre, à la rédaction. C’est aussi pour la majorité des épistoliers la première fois qu’ils évoquent le problème avec autrui. En effet, ils insistent sur l’ancienneté de ce problème et sur la difficulté à en parler autour d’eux : le magazine est alors le seul lieu d’expression d’une parole longtemps enfouie et secrète ; il est le libérateur d’un problème intime ancien. En argumentant les raisons de l’écriture au magazine, les lecteurs donnent ainsi à voir les difficultés et le courage qu’il leur a fallu pour aboutir à cette écriture : «je trouve ça impressionnant que j’ai osé prendre la plume», «vous écrire est comme un exutoire», «je dois avouer que la démarche est difficile»… et l’impossibilité de parler à une personne de leur entourage : «je ne sais pas comment aborder la chose auprès de ma copine», ni à l’institution médicale : «c’est un problème intime dont il n’est pas facile de parler même à son médecin habituel». C’est donc d’une part la situation devenue insupportable et d’autre la possibilité nouvelle offerte aux hommes d’énoncer cette situation, qui engendrent le recours à la lettre ; c’est aussi un article dans lequel les lecteurs ont reconnu certains de leurs symptômes qui peut engendrer la demande d’informations plus précises ou d’une confirmation de l’identification du mal ; enfin, certains lecteurs évoquent la proximité de l’été, de la plage, des tee-shirts pour annoncer leur volonté de maigrir, de se muscler, d’être moins poilus…

Le thème 866 de leur lettre  est énoncé brièvement par les épistoliers : «lorsque je suis stressé, je me gratte le cuir chevelu, et cela dure depuis 5 ans». Ils donnent la nature de leur problème avant de le citer précisément : «j’ai un problème esthétique, je perds mes cheveux», «je prends du poids, en plus d’être un problème physique, c’est devenu psychologique», évoquent ainsi leurs «anomalies» se référant à la norme sociale, que véhiculent les magazines en distillant des images de l’homme mince, imberbe et sportif. Si la nature du problème est rapidement énoncée, en revanche, les lecteurs-scripteurs multiplient les indications sur la durée de ce problème et sur les multiples solutions essayées pour l’éradiquer.

Rarement les problèmes évoqués viennent de surgir, ils sont endurés, tant bien que mal, par les épistoliers parfois depuis des années, soit à cause d’une incapacité de l’épistolier à évoquer le problème avec autrui, soit à cause de l’incapacité des remèdes à venir à bout du mal. C’est notamment dans ce cas que les épistoliers énoncent leur méfiance vis-à-vis de l’institution médicale en général et qu’ils se montrent parfaitement informés sur leur mal, connaisseurs des remèdes existants : ils se présentent ainsi auprès du magazine comme des experts de leur maladie. En effet, les lecteurs évoquent régulièrement les multiples consultations de médecins généralistes ou spécialistes et l’inefficacité des traitements donnés ou la difficulté des médecins à établir un diagnostic. Les lecteurs insistent alors sur l’amplification de la difficulté à supporter un mal que la médecine ne peut guérir. Pour cela, les épistoliers se montrent particulièrement connaisseurs de leurs maux, utilisant dans leurs lettres des termes médicaux précis, issus soit d’une appropriation des termes employés par les magazines masculins eux-mêmes, soit d’une autoformation en médecine des épistoliers 867 . Cette autoformation des individus dans les domaines de la médecine et leurs recours aux médecines parallèles (sophrologie, guérisseurs…) révèlent la crise de confiance existant dans l’institution médicale, crise qu’a analysée David Le Breton dans Anthropologie du corps et modernité 868 comme étant le résultat d’une vision instrumentale du corps par la médecine où l’homme tient une place passive et anonyme, la médecine n’étant pas celle du sujet ; si les épistoliers se retournent vers l’écriture et la confidence, c’est parce qu’ils peuvent y établir une relation qui n’est pas possible avec le médecin qui, pour Le Breton, n’écoute pas car il est confronté à une nécessité de rentabilité alors que les médecines parallèles (les médecins exerçant cette médecine sont évoqués comme étant «les médecins de la parole») s’efforcent de relier le sujet à sa maladie. C’est pourquoi ils accordent un poids plus important à la parole du magazine qu’à celle de leur médecin et que, nous le verrons dans les fonctions accordées aux magazines, ils l’interrogent en tant qu’arbitre des décisions de l’institution médicale et comme détenteur de la vérité en matière de diagnostics médicaux. Ainsi, ils décrivent les conditions d’apparition (les faux mouvements, la prédisposition génétique à telle maladie, l’âge, un train de vie particulier…) des premiers symptômes et l’organisation de la vie autour de l’évolution de la maladie, dans le but de fournir le maximum de détails pour la constitution du diagnostic.

Dépourvus d’un moyen d’évoquer ces problèmes, en dehors d’un face à face impossible pour eux, les lecteurs ont appris à vivre avec leur difficulté. Ce n’est qu’avec l’apparition des nouveaux magazines sollicitant une parole masculine et offrant aux hommes leur aide mensuelle que les lecteurs ont commencé à évoquer leurs problèmes, très rapidement après la naissance des magazines, laissant voir une libération salvatrice de la parole qui, une fois effectuée, engendre chez les épistoliers une demande immédiate de réponse. En effet, les scripteurs ont vécu parfois 10 ans avec un problème. Dès lors que celui-ci est évoqué, il doit de suite être résolu : l’énonciation de ce problème n’est-elle pas la première phase de la recherche de la résolution et de la guérison ? Ainsi, certains lecteurs évoquent le sentiment de se «sentir mieux» depuis l’écriture de leur lettre, même si le poids de mal reste au quotidien souvent insoutenable.

Notes
866.

Les thèmes des demandes feront l’objet d’une analyse ultérieure.

867.

Nous avons évoqué ceci avec un praticien pour qui cette autoformation des patients en matière de médecine passe d’une part par la vente désormais publique du Vidal et d’autre part par la consultation des sites Internet tels que Doctissimo.fr, mais aussi des revues de vulgarisation médicales qui rendent difficiles les consultations, les patients ayant effectué leurs propres diagnostics avant de venir consulter.

868.

LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, op. cit.