-Quand les problèmes partagés par un grand nombre sont insupportables par l’individu touché, au quotidien…

Les épistoliers indiquent dans leurs lettres l’ancienneté de leur mal et insistent sur ses conséquences sur leur vie quotidienne pour justifier de l’importance et de l’enjeu de leur lettre et de leur demande. Pour cela, ils usent de deux modes opposés de qualification de leur problème : soit ils minimisent le mal, ou au contraire, ils lui attribuent une importance et des conséquences insurmontables dans leur vie de tous les jours.

En effet, les épistoliers évoquent leurs difficultés sous diverses appellations : «mon cas personnel», «mon problème à moi», «j’ai un blème», «un problème ou presque» utilisant en moyenne une trentaine d’expressions diverses pour l’évoquer. Elles sont enrichies d’adjectifs qualificatifs minimisateurs ou amplificateurs pour témoigner du degré et de l’importance du problème vécu par l’épistolier : les lecteurs qualifient deux fois plus leur problème d’important que de minime :

Minimisation du problème Importance du problème
petit problème
petit souci
petit tracas
un détail
petit problème bénin
grave problème
problèmes majeurs
calvaire d'entre les calvaires
mon plus gros problème
un sacré problème
délicat problème
( très)gros problème
sérieux problème
énorme problème
un enfer
"un truc de ouf"
un vrai problème
ce fléau

Outre cette qualification en «petit» ou «gros» problème, les épistoliers se présentent soit comme l’unique porteur de ce problème : «je pense être le seul à avoir ce problème», soit comme appartenant à une communauté de malades partageant un même mal. En évoquant l’unicité du cas dont il est l’objet, l’épistolier tente d’attirer à lui la rédaction afin qu’elle traite d’un sujet rare. En revanche, en s’inscrivant dans une communauté de malades, en insistant sur le caractère courant du problème et en évoquant son mal en référence à un autre lecteur : «j’ai le même problème que X» (sans énoncer la nature de ce problème, la rédaction étant supposée reconnaître le lecteur en question), l’épistolier cherche à soumettre au magazine l’utilité de la réponse à apporter à de nombreux lecteurs. Les épistoliers cherchent à influer sur les choix d’une lettre ou d’une autre, en jouant soit du nombre des lecteurs pouvant être touchés par la réponse, soit par la rareté du traitement qui peut aussi intéresser. Mais ils insistent surtout sur les effets de ces maux.

La conséquence de ces problèmes sur la vie au quotidien est mis en avant dans les lettres sous la forme des sentiments que ces problèmes leur inspirent : ils sont peinés, gênés, complexés, angoissés, ennuyés, tracassés, névrosés, bloqués, désespérés, frustrés, traumatisés, honteux, handicapés, seuls, déboussolés, en détresse… Toute la gamme des sentiments, du moins connoté au plus virulent sont utilisés par les épistoliers pour qualifier les effets de leur mal sur leur moral, mais aussi sur leur vie sociale. Ainsi, certains lecteurs évoquent les difficultés rencontrées pour chercher un emploi quand on est atteint d’un mal disgracieux, les hospitalisations causées par la dépression suite au mal, les pensées suicidaires 869 , la vie gâchée, les années de souffrance… Certains lecteurs qualifiant leur mal d’enfer, tel cet homme dont la femme le trompe et qui résume sa souffrance par «Hiroshima n’est rien à côté de ce que je peux vivre», évoquant un dégoût de la vie, notamment à cause du regard que les autres lui renvoient. Un lecteur de M Magazine atteint depuis 10 ans d’acné, d’irritations cutanées, décrit les conséquences de sa maladie : «ce problème m’empoisonne la vie : à chaque manifestation, je me sens comme sali. Et pire, je finis par rejeter mon image dans le miroir, éviter la lumière ou encore le contact avec autrui».

Si, les effets des problèmes rencontrés sont douloureux pour les épistoliers, ils sont aggravés par le regard des autres, par la non-conformation à la norme sociale (quelques lecteurs décrivent leur mal comme «inesthétique» présumant ainsi d’une esthétique du corps) de leur corps et ce rejet dont ils sont victimes les handicape au quotidien dans leurs rapports amicaux, sentimentaux, amoureux et professionnels. Les lecteurs écrivant aux rubriques à caractère sexuel sont, pour la plupart d’entre eux, en souffrance, éprouvant de graves difficultés à vivre et à supporter une situation ancienne, arrivée à son paroxysme et pour laquelle ils réclament un arrêt, une solution ; ils éprouvent alors «un besoin vital de changer» et seul le magazine auquel ils s’adressent est, à leurs yeux, en mesure de faire évoluer positivement leur situation. C’est ainsi qu’ils énoncent leurs espérances en un système d’opposition articulé autour de «avant» et «après» : un lecteur de Men’s Health poilu se décrit ainsi : «j’ai l’impression que ça n’arrête pas de pousser. Je ne vais plus à la piscine ni à la plage de peur d’être dévisagé comme un extraterrestre. Je n’ose même plus aborder les femmes et surtout me mettre torse nu quand il y a quelqu’un dans la pièce où je suis» et aimerait «retourner à la piscine et pouvoir enlever le haut quand il fait chaud sans ressembler à Chita ou Demis Roussos». C’est donc une solution que les lecteurs attendent des rubriques spécialisées dans les questions sexuelles pour se débarrasser de leurs ennuis et commencer une vie différente et plus facile. En revanche, le corpus de «la lune» porte une teneur bien plus légère, les lecteurs viennent y chercher un rêve qui les rendrait plus heureux et différents des autres, alors que les épistoliers des rubriques sexuelles veulent être comme les autres hommes…

Notes
869.

Un lecteur de Men’s Health explique les conséquences au quotidien de la petite taille de son pénis : «je dois avouer que c’est un véritable enfer je n’ai quasiment plus de relations sexuelles avec des partenaires féminines, à la salle de sport, je m’arrange pour prendre ma douche quand il n’y a personne dans les vestiaires, je ne vais plus à la piscine municipale, je décline toutes les invitations qui me sont faites par des demoiselles en leur expliquant que j’ai déjà une petite amie ou que je suis homo car j’ai peur qu’elles ne se moquent de moi, ce qui est arrivé»