b) Les douleurs intérieures que l’homme n’évoque pas…

Evoquant dans leurs lettres les pathologies physiques visibles remettant en question leur image d’homme viril, dans le but d’obtenir d’une part une assurance de leur virilité et d’autre part des conseils pour la conforter, les épistoliers hésitent à énoncer les maux plus intérieurs, invisibles et synonymes d’une faiblesse qui demeure aujourd’hui handicapante pour un homme. C’est pourquoi, peu de lecteurs évoquent la maladie, leurs problèmes psychologiques et sentimentaux, de même que l’usage des cosmétiques…

La peau des hommes est en effet évoquée dans les lettres mais dans le cadre d’une nécessité de soin et relève de la dermatologie : les hommes recherchent dans ces publications des conseils de soin de peau quand celle-ci est malade et que le regard d’autrui sur cette peau est insupportable (acné, eczéma…) ; très peu de demandes de conseils de protection et d’entretien de la peau telles que les crèmes de soins font l’objet de lettres. C’est ainsi que les rubriques beauté dans lesquelles sont présentées les produits de soin de la peau, les parfums… sont bien moins développées que les rubriques sexuelles et d’entretien de la forme physique. David Le Breton écrivait ainsi en 1990 dans Anthropologie du corps et modernité que le rapport des hommes au parfum doit rester lointain et diffus : «de la femme «trop» parfumée, on dira qu’elle est une «cocotte», mais l’homme parfumé est dans doute celui qui prête le plus à l’inconfort de l’échange, car il contrevient à une norme implicite qui associe la masculinité à l’absence d’odeur suave. Un homme qui se parfume fait injure à sa virilité, il prête au soupçon» 877 . Même si la consommation de produits de beauté masculine augmente chaque année, elle reste, notamment pour les générations plus âgées, une habitude féminine, laquelle femme continue à acheter ces produits et à en faire profiter l’homme.

Quelle que soit son origine (maladie physique ou mentale, difficultés sentimentales), la douleur reste, pour les épistoliers, de l’ordre de l’intime qui ne peut être dévoilé en face-à-face, et synonyme d’une défaillance, d’un dysfonctionnement du corps ou de la personne qui remet en cause son pouvoir ; c’est notamment avec la douleur que l’homme prend conscience de son corps. Mais cette douleur due à une maladie physique implique un endroit précis du corps «j’ai mal au bras»…, elle est donc localisable, palpable et ne relève pas, sauf cas particuliers, de la responsabilité individuelle. Si peu de lettres évoquent la maladie physique, c’est peut-être parce que la maladie est intégrée dans la société et qu’elle fait partie d’une des raisons pour lesquelles les lecteurs consultent leurs médecins. La défaillance symbolisée par la maladie est acceptée ; en revanche, la défaillance mentale suite à un choc psychologique reste considérée comme symbole d’une fragilité. D’une part, l’homme se doit d’être à la hauteur de toutes les situations et particulièrement des contextes amoureux et d’autre part, en cas de problèmes relationnels et amoureux mettant en cause sa propre identité et son pouvoir de séduction, de persuasion…, se doit de taire ses angoisses et difficultés personnelles. C’est ainsi que peu de lecteurs énoncent aux rédactions leurs échecs sentimentaux (en revanche, ceux qui les énoncent écrivent des lettres porteuses de désespoir), contrairement, nous y reviendrons aux femmes qui n’hésitent pas à évoquer leurs relations avec les hommes.

Ce sont les problèmes dérogeant à l’image de ce qu’est la virilité et qui ne sont pas visibles (les épistoliers évoquent leur sexe, leurs poils… car ils sont intrinsèquement des signes de masculinité alors que la peine due à une rupture amoureuse en est le contraire) que les hommes taisent dans leurs lettres ou expriment à petite dose. C’est ainsi que peu de lettres sont envoyées au sujet de l’homosexualité, laquelle demeure associée et ce, malgré les avancées (et les lettres critiques envers la place des homosexuels dans la presse masculine l’attestent), à la féminité ou du moins à la masculinité fragilisée.

Ces lettres, évoquant des sujets encore tabous car contrecarrant à l’image de la virilité triomphante et performante, sont pour beaucoup d’entre elles soit anonymes, soit porteuses d’une demande d’anonymat en cas de réponse publiée ou d’une réponse personnalisée. Tout ne peut donc être dit, même sous le sceau de la médiation de la page de papier et de la confidence ; les archétypes constitutifs de la virilité demeurant fortement ancrés dans les imaginaires, dans les modes de pensée individuelles comme sociétaux, les épistoliers utilisent alors la protection de l’anonymat pour énoncer une difficulté jugée comme une entrave à l’image de l’homme fort.

Les différents corpus analysés présentent des disparités thématiques liées à l’âge des épistoliers et aux formules des magazines. En effet, les lettres envoyées à FHM sont en quête d’une éducation sentimentale et sexuelle alors que celles envoyées aux magazines spécialisés sont en quête de résolutions de problèmes liés au corps et particulièrement à tous les indices corporels évocateurs de la virilité ; l’adolescent de FHM cherche à devenir viril, performant, et à se voir confirmer sa virilité quand celui de M Magazine et Men’s Health cherche à le rester ou à le redevenir. Pour cela, les épistoliers cherchent au sein des publications, via leurs lettres, des conseils pour atteindre le plus rapidement possible la figure idéale de l’homme performant dans tous les domaines (sexuels, corporels, personnels, amoureux…). C’est une quête vers l’homme normal, sans problème que les épistoliers mènent en écrivant aux nouvelles publications masculines ; or, pour de nombreux lecteurs, l’homme dont ils font leur modèle est pourtant hors-norme : le mannequin et l’acteur porno restent des hommes atypiques et singuliers (certains épistoliers évoquant d’ailleurs l’impossibilité pour la plupart des hommes de pouvoir ressembler, un jour, à ces figures) et symboles d’un hypernarcissisme que les épistoliers dévoilent à travers leur recherche d’une perfection corporelle fondée sur la performance physique masculine, et dont le but est offrir au regard d’autrui un instrument de séduction, de plaisir. Mais ce plaisir reste personnel, leur égo devant en sortir grandit, contrairement aux lettres envoyées par des femmes qui écrivent plus pour le plaisir de leur compagnon que pour le leur. Il existe donc une différence sexuelle des demandes faites aux rédactions de la nouvelle presse masculine, laquelle repose sur une opposition entre le plaisir personnel des hommes et le plaisir pour autrui chez les femmes.

Notes
877.

LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, op. cit, p. 122.