a) Un homme hypernarcissique et égocentrique

Dans l’analyse du courrier envoyé à Ménie Grégoire dans le cadre de son émission de radio effectuée par Marie-Véronique Gauthier et publiée en 1999 sous le titre Le Cœur et le Corps. Du masculin dans les années 60 887 , on retrouve des similitudes importantes avec la forme courrier envoyé aujourd’hui aux rédactions de magazines masculins. Hier, cette émission était le seul lieu de parole des hommes, aujourd’hui ce sont les magazines qui ont pris le relais. La forme des lettres envoyées, l’insistance sur l’importance du problème 888 , la nécessité d’une réponse, la confidence et l’anonymat révèlent l’ancienneté de l’épanchement des hommes ; en revanche et c’est ainsi que diverge profondément le courrier envoyé entre 1967 et 1968 et celui des années 1998 à 2001, les thèmes des lettres ont complètement changé.

Le courrier envoyé à Ménie Grégoire abordait les thèmes qui sont aujourd’hui inabordés dans les lettres masculines mais qui en revanche le sont dans les lettres féminines. La vie affective (la famille, le mariage et la séparation), les grands problèmes de société (le féminisme, l’antiféminisme, le contrôle des naissances, l’influence de mai 68), la sexualité (mais sous la forme d’une défaillance et non de recherche de techniques, des gestuelles) et la sentimentalité masculine et particulièrement sur la solitude, sur la timidité, sur l’absence de relations amoureuses sont les quatre thèmes récurrents des lettres de la fin des années 60. Les hommes confrontés à la libération des femmes, à la multiplication du travail féminin, à l’autonomie plus grande de leurs épouses, mères, sœurs… font ainsi face au bouleversement de leur quotidien, de l’organisation de celui-ci et voient leur vie familiale, leur place dans la société évoluer et se questionnent sur les moyens à mettre en place pour affronter ces changements. Le rapport au corps est absent de ces lettres, alors qu’aujourd’hui il en est le centre, la substance et si la référence à l’actualité, à la cause masculine comme féminine et à la sentimentalité en général est aujourd’hui absente des lettres masculines, elle fut chez Ménie Grégoire omniprésente. Il y a donc en l’espace de 30 ans, avec le même mode de communication utilisé, un déplacement des questionnements masculins de l’individu pris dans les changements sociaux à l’individu face à lui-même ; si dans les années 67-69, les hommes écrivaient pour comprendre l’autre et pour trouver des solutions pour celui-ci et pour eux-mêmes, aujourd’hui, les hommes sont le centre de leurs questionnements. Egocentriques, rares sont les lettres de réflexion sur la condition féminine, tandis qu’elles étaient légion à la fin des années 60.

En écrivant des lettres pour eux-mêmes, les hommes s’adressant à la nouvelle presse masculine donnent d’eux-mêmes une image d’hommes égocentriques, repliés sur eux-mêmes, sur leur corps, sur leur performance, sur l’image donnée d’eux-mêmes à autrui, faisant de leurs problèmes intimes le centre de leur unique intérêt (leur vie est suspendue à la résolution de ce problème et donc à la réponse des publications), et hypernacissiques, influencés par des représentations véhiculées de l’homme idéal auxquelles ils sont loin de correspondre et prêts aux plus grands sacrifices (prendre n’importe quel médicament, recourir à la chirurgie esthétique…) pour lui ressembler.

Les épistoliers et lecteurs consomment donc les conseils et informations donnés dans la nouvelle presse masculine pour se construire une masculinité en accord avec les images qu’elle leur distille. C’est donc une masculinité en fabrication que nous donnent à voir les épistoliers de la nouvelle presse masculine, mais qui n’est pas pour autant une masculinité nouvelle, mais une masculinité formée d’emprunts à la masculinité traditionnelle et d’éléments plus novateurs que la nouvelle presse masculine se doit de combiner pour aider les hommes à dépasser leurs interrogations.

Notes
887.

GAUTHIER M-V., Le Cœur et le Corps. Du masculin dans les années 60, op. cit.

888.

M-V Gauthier soulignait déjà la crise opposant les épistoliers à l’institution médicale : «rejetés par le corps médical dès lors qu’ils posent des questions gênantes, et pas seulement sexuelles, ils interrogent la femme franche et cultivée qui sait leur répondre. Et il y a parfois une urgence si terrible qu’on menace de se suicider, de ruiner sa vie, bref du malheur total. Le courrier est plus qu’une bouteille à la mer, il est une évidence sans laquelle il est devenu impossible de survivre (…) La faillite de la confiance en son généraliste éclate aux yeux. Etre obligé d’écrire à RTL pour obtenir des renseignements médico-psychologiques en dit long sur la relation patient/médecin de l’époque» (pp. 30-31)