a) La redondance des sujets et l’inadaptation à la culture française.

En choisissant des formules liées au corps et à la santé masculine qui ne présentent pas des sujets illimités, sans les ancrer ni dans l’actualité du pays d’implantation, ni dans sa culture sociologique, de consommation, d’habitude corporelle mais dans celles des pays d’origine de la formule, pays qui par leur caractère anglo-saxon et protestant possèdent un culte du corps, de la performance, du résultat… qui ne sont pas les valeurs les plus répandues en France. C’est ainsi que la nouvelle presse masculine spécialisée fonctionne bien dans les pays anglo-saxons, tels que les pays nordistes, mais que les pays latins sont moins touchés par elle (certains pays s’en sortent bien comme l’Italie). Outre la redondance des sujets traités, le marché français de la presse spécialisée a connu pendant deux ans la coexistence de deux titres proposant presque les mêmes formules, les mêmes couvertures et les mêmes sujets, et ce à un public ne dépassant pas 150 000 acheteurs, pour les numéros aux fortes ventes.

Pour le dernier rédacteur en chef de M Magazine, c’est la culture française qui est, en partie, le frein au succès des magazines sur le corps et la santé masculine : «j’ai un peu de mal à comprendre comme cela se fait qu’il y ait si on cumule les deux lectorats M Magazine-Men’s Health, on n’arrive jamais qu’à une grosse centaine de milliers de lecteurs, ça voudrait dire qu’il n’y aurait que 100 000 hommes sur une population mâle de 20-25 millions d’adultes qui peuvent être intéressés par des sujets aussi fondamentaux que leur santé, leur forme ! Alors qu’à l’étranger ça ne se passe pas du tout comme ça. Je pense que ça veut dire que les mentalités ne sont pas réceptives (…)» 914 . C’est la forme, la santé … qui ne semble être la préoccupation majeure des hommes, alors qu’elles le sont plus des femmes, les magazines féminins sur le corps et la santé tels que Vital, Top Santé marchent bien : «la santé, c’est un excellent créneau car quand tu regards tous les titres de santé féminine, ils font des scores hallucinants, les femmes ont un culte du corps qui est absolument différent des hommes, la façon dont vous percevez votre corps et votre santé est différente ; les hommes vont 7 fois moins chez le médecin que les femmes en France. J’ai toujours dit qu’un homme ne sait pas comment fonctionne son corps, on ne lui a jamais appris à l’école, les cours de biologie quand on parle de sexe à l’école, c’est théorique, on ne savait pas qu’on avait un corps. L’homme sait qu’il a un corps quand il a mal, une douleur, autrement c’est comme les voitures tant que ça marche…» 915

Enfin, nous avions évoqué, sous la forme d’une hypothèse l’influence du protestantisme sur la formation de cette presse masculine liée au corps dans la première partie. Chez M Magazine, c’est ce lien qui a été mis en avant pour justifier l’échec en France de ce genre de presse : «je pense qu’il y aurait une espèce de racine culturelle qui expliquerait l’échec de la nouvelle presse masculine. On est un pays catholique, de tradition catholique, les anglo-saxons sont de tradition protestante. Or, qui a inventé le protestantisme ? C’est saint Augustin. Moi, je rends saint Augustin responsable de l’échec de la nouvelle presse masculine. Car un protestant est quelqu’un qui croit en l’immortalité de l’âme donc il doit prouver pendant son séjour terrestre qu’il mérite l’immortalité, or les protestants ont inventé le capitalisme, c’est-à-dire qu’ils doivent toujours prouver qu’ils sont supérieurs pour justement accéder à l’immortalité, or, tu ne sais pas de ton vivant si tu es choisi parmi les heureux élus ou non, alors comment tu peux te le prouver ? En ayant une vie, un corps superbement développé, en gagnant le maximum d’argent, donc en étant un échantillon un peu supérieur de l’humanité, le temps que tu es sur terre. Nous, nous sommes des catholiques, donc il y a rachat, on peut faire une connerie, on brûle un cierge et les pêchés sont effacés. Qui plus est dans toute la culture catholique qui est basée sur le mépris du corps» 916 . C’est en effet ce que met en avant Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme 917 en désignant comme condamnables toutes les activités pouvant éloigner l’individu de la recherche d’une vie «sainte» : l’oisiveté, la tentation de la chair, le gaspillage du temps, le sport dans un but de délassement nécessaire à un bon équilibre physique et non pas seulement comme un simple divertissement… C’est ainsi que la presse masculine anglo-saxonne évoque la nécessité du résultat immédiat, utilisant l’image des hommes actifs, au bureau, ne possédant que peu de temps, stressés… et qui ne ressemblent en rien à la vie menée par les lecteurs. C’est donc la redondance des thèmes abordés (cette récurrence est accentuée du fait de la présence régulière du même sujet à la fois dans les deux magazines) et la non-reconnaissance des lecteurs dans la manière d’aborder ces sujets qui a entraîné la chute des ventes et la disparition d’un des deux titres. Outre ces erreurs de positionnement et d’adaptation de la formule santé-forme, les magazines ont bénéficié à la naissance d’un intérêt lié à l’innovation et à la vague des débats sur la masculinité qui depuis, se sont amoindris.

Notes
914.

Propos tenus par le rédacteur en chef de M Magazine lors de l’entretien du 31 mai 2001.

915.

Ibid.

916.

Ibid.

917.

WEBER M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit.