CONCLUSION

Faire d’un genre de presse en émergence un sujet d’étude scientifique relève d’une gageure stimulante face à la rapidité d’apparition, de disparition des titres, d’évolution du marché. A son commencement florissant et prometteur, le marché de la nouvelle presse masculine française est rapidement devenu décevant en terme de diffusion, d’audience et de rentrées publicitaires. L’inadaptation de formules anglo-saxonnes dans un pays latin où le culte du corps n’est pas aussi développé qu’Outre-Atlantique et Outre-Manche, une récurrence importante de thèmes liés au corps donnant aux lecteurs l’impression de lire “ toujours la même chose ”, l’absence d’ancrage dans l’actualité rendant la lecture intemporelle, la multiplication de publications aux contenus très proches, sont les facteurs intrinsèques aux formules de la presse spécialisée dans le pôle santé-forme qui sont à l’origine des difficultés qu’elle rencontre. En présentant une formule adaptée à la culture française produite à 80 % en France, FHM assoit sa position de leader du marché, grâce à sa formule emprunte de charme qui reste aujourd’hui, l’ingrédient recherché par les jeunes lecteurs masculins.

C’est notamment dans son mode de production que la nouvelle presse masculine trouve son ambiguité : en produisant pour certains (M Magazine et le Magazine de l’Optimum) la totalité du contenu qu’ils ancrent dans le local, les magazines ne rencontrent pourtant pas un succès retentissant ; mais le magazine Men’s Health en n’adaptant pas sa formule à la culture locale ne rencontre pas non plus le succès. C’est donc entre la production totale et la non-adaptation que semble se trouver la formule du succès : une version d’origine anglaise, mais ancrée dans la culture française grâce à l’interaction avec le lecteur. Ces formules anglaises empruntes d’humour, de charme et de décalé, qui contiennent tous les éléments de la Lad Culture (et non celles liées au corps) semblent mieux correspondre aux attentes du jeune public français. La Lad Culture toucherait-elle les adolescents et les jeunes adultes français ? C’est du moins ce que laissent apparaître leur engouement pour les magazines masculins à tendance charme comme FHM, mais aussi les émissions comme le Morning Live de M6, les jeux vidéos…

Ce sont aussi les multiples ambiguïtés et contradictions de cette nouvelle presse masculine française qui engendrent les difficultés : présentée longtemps comme une presse “ pour cadres ”, elle se révèle donc être lue par les jeunes adolescents, les étudiants, employés et ouvriers au pouvoir d’achat bien inférieur à celui supposé par les produits proposés par ces magazines ; la cible de la nouvelle presse masculine n’est pas au rendez-vous, entraînant une désaffection des publicitaires pour ces publications jugées trop populaires, enlevant ainsi aux magazines une partie de leurs sources financières. Le positionnement de la nouvelle presse spécialisée face à la part du lectorat homosexuel est aussi ambigu : les photographies et notamment celles de la couverture des magazines spécialisés sont des appels à la communauté homosexuelle qui, même si elle compose une partie du lectorat de ces publications, est absente des articles. Mais la plus grande contradiction de la nouvelle presse masculine repose dans l’écart entre l’innovation présentée comme le moteur de ces publications pour hommes et la réalité du contenu et des attentes des lecteurs.

Se qualifiant de presse pour les hommes prenant soin de leur corps, de leur santé, de leur beauté, les publications et particulièrement celles spécialisées dans ces domaines proposent des dossiers et conseils pour être plus performant grâce à une meilleure gestion du stress, de la vie quotidienne, du travail qui passe par une bonne alimentation, une pratique régulière du sport pour l’endurance physique Ce sont donc les moyens existants pour accéder à la «perfection» masculine qui sont véhiculés par ces magazines, et qui renvoient à l’image traditionnelle de l’homme fort, puissant, performant. Ainsi, très peu d’articles dans ces publications ne font référence à la place de l’homme dans la société, à sa condition de père, ils sont peu politisés; en revanche c’est sa condition d’homme sexuel qui est mise en avant. Cette performance sexuelle se révèle être la préoccupation première des lecteurs écrivant aux magazines : ils cherchent l’augmentation de tous les indices symboliques de la virilité (plus de sexe, plus de cheveux, plus de muscles, moins de poils), et ce en accord avec les modèles masculins distillés dans les magazines et la figure de l’acteur pornographique, récurrement cités dans les lettres envoyées aux rédactions. La sexualité, abordée par les épistoliers comme une consommation quantitative et non qualitative, mesurée sous la forme de prouesses techniques, est la première cause d’envoi de lettres, loin devant le soin du corps qui apparaît sous la forme de la maladie et non sous celle de la beauté : les cosmétiques sont peu abordés par les lecteurs et par les magazines (une ou deux pages au plus par numéro).

C’est donc un homme égocentrique et narcissique qui s’intéresse aux publications androcentrées, dans lesquelles il recherche des conseils pour tendre vers la figure traditionnelle de l’homme. C’est un homme à la masculinité en construction à partir de modèles masculins idéaux, un homme en quête de perfection qui écrit aux publications.

Ecrivant au magazine sous le sceau de la confidence, en l’assimilant à un ami, les épistoliers-lecteurs viennent y chercher des conseils, des «recettes» aux résultats immédiats (dont les magazines ont fait leurs titres de une), afin de faire disparaître des problèmes qu’ils jugent tabous (car ils sont liés au sexe, en majorité), qu’ils ne peuvent énoncer dans une communication en vis-à-vis avec une personne de leur entourage familial, amical ou médical et qui est handicapant dans leur quotidien et que seule la communication médiatée via la lettre aux publications permet d’énoncer. C’est du lien social que les épistoliers viennent tisser en écrivant aux publications, lien qui ne passe pas en retour par la publication mais par la réponse personnelle. Les épistoliers offrent leur intimité au lecteur de la lettre, mais aussi au magazine qui en publiant les lettres, rend la vie privée des épistoliers publique. Pour Patrick Baudry, cette «expansion du privé dans le public» est «le symptôme d’une fragilisation sociopolitique non pas de l’individu mais de la fabrication identitaire. Les médias n’investissent pas à proprement parler le privé : ils en fabriquent une image qui introduit elle-même un dédoublement entre soi et soi ; dédoublement dont les médias ne sont peut-être pas en eux-mêmes les auteurs mais qui est lui-même symptomatique de ce qui se joue dans le social» 924 , cette fragilité de la construction identitaire ne se situant pas «seulement comme carence intrinsèque à des individus notoirement perturbés ou induites par des mécanismes pervers, mais comme modalité d’être de la personne dans une société de mouvement, d’incertitude, d’instabilité» 925 . C’est être conforme avec ce qu’ils considèrent comme étant «la norme masculine», représentation idéale de l’homme présenté dans les magazines, que demandent ces épistoliers envoyant des lettres sexuelles tandis que la demande de cadeaux effectuée à la rubrique «la lune» est une requête distinctive : posséder un objet rare que nul autre ne va pouvoir posséder. Ce sont deux modes de demandes opposés  concernant le Moi que les lecteurs énoncent aux magazines: l’une est normative, l’autre est distinctive. En revanche, les demandes révèlent toutes les deux un conservatisme de la figure masculine et des centres d’intérêt traditionnellement masculins.

En plébiscitant une presse gynécentrée dans laquelle les lecteurs sont fortement impliqués par interaction sur le contenu en lui demandant notamment des cadeaux liés à des domaines traditionnellement masculins, tels que le sport, les filles dénudées, l’automobile, l’humour grivois… auxquels vient s’ajouter un centre d’intérêt plus novateur : l’attrait pour la célébrité qui apparaît aujourd’hui chez les jeunes générations, comme un des moyens les plus faciles et rapides de «devenir quelqu’un», les lecteurs laissent voir un fort conservatisme des loisirs masculins et une différenciation sexuelle des centres d’intérêt. C’est donc la part traditionnelle dans la formule de la nouvelle presse masculine qui attire les lecteurs, et peu la part novatrice liée au physique masculin, au soin du corps qui, dans le traitement effectué par les publications spécialisées est associée à l’idée de performance, du paraître, de la domination masculine sur les femmes qui, n’y sont présentées que sous la forme de parties érotiques du corps et de faire-valoir masculins.

La nouvelle presse masculine française, écrite par des hommes, n’apparaît donc pas aussi novatrice qu’annoncée : elle participe à la conservation des figures masculines et féminines traditionnelles, donnant à voir une figure idéale de l’homme performant et celle d’une femme faire-valoir, sentimentale tandis que les hommes présentés dans la nouvelle presse masculine semblent être exempts de sentiments. Elle n’est pas non plus à la hauteur des espoirs fondés en elle ; elle n’est entrée dans les habitudes de lecture que d’une partie infime de la population masculine, plus attirée par le corps des jeunes filles dénudées (les chiffres de ventes des calendriers de FHM et Maximal l’attestent) que par leur propre corps. En revanche, la nouvelle presse masculine française a permis la démocratisation de la lecture des magazines pour hommes, en créant une niche (notamment dans les kiosques) qui bénéficie à la presse traditionnelle de mode qui voit, pour le Magazine de l’Optimum, ses ventes lentement augmenter et un travail d’autoproduction du magazine français récompensé. En effet, il est le magazine, parmi ceux étudiés, qui possède les moyens les plus limités mais qui, par souci de qualité et pour faire correspondre entièrement le magazine aux aspirations de l’équipe rédactionnelle et des lecteurs, a entrepris l’autoproduction de la totalité du magazine, malgré un coût supérieur à celui de l’achat de photographies et dossiers. Il parvient aussi à s’exporter tandis que les magazines de la nouvelle presse masculine, aux budgets colossaux, sont eux des importations de titres anglo-saxons.

La nouvelle presse masculine française, composée à partir des formules traditionnelles de la presse de charme, mais du charme édulcoré par rapport à ce que proposaient PlayBoy et Newlook et de formules novatrices anglo-saxonnes, a moyennement réussi son implantation sur le sol français où seule la formule de FHM connaît aujourd’hui un véritable succès quand ses concurrents directs (maximal) comme indirects (Men’s Health) éprouvent des difficultés à maintenir des formules venues d’une autre culture et inadaptée à la nôtre. Le champ de la nouvelle presse masculine, après une émergence rapide et triomphale a vu sa structure se réorganiser rapidement, laissant la formule charme et humour renouveler une presse traditionnelle de charme qui continue à l’instar de Newlook (diffusion totale payée selon l’OJD 2001 : 81938) à voir ses ventes diminuer. La nouvelle presse masculine française connaissant le succès est celle qui a su offrir aux hommes un nouveau traitement de l’érotisme, en l’accompagnant de sujets plus généraux dans un traitement décalé. Même si chacun des rédacteurs en chef rencontrés dans les rédactions se montre satisfait et optimiste pour son magazine, le marché reste encore particulièrement fragile et l’arrivée de nouveaux acteurs issus de versions anglo-saxonnes mais porteuses de culture tel que GQ dont la rumeur dans les rédactions annonce sans cesse l’arrivée, ne ferait que redistribuer des positions encore fragiles. La nouvelle presse spécialisée a semble-t-il vécu ses meilleurs années avec cette formule-là. Men’s Health en la renouvelant avec des pages people, des pages voyage parviendra-t-il à faire revenir les lecteurs ? La presse généraliste à tendance charme va-t-elle accentuer le nombre des filles dénudées pour attirer plus de lecteurs et atteindre ainsi les 200 000 numéros espérés, quand ce sont les calendriers sexy qui approchent le plus ces chiffres-là ? Comment ce champ va-t-il évoluer dans les prochains mois et prochains années ? La seule formule spécialisée dans la santé-forme existant encore en France, Men’s Health, va-t-elle pouvoir faire remonter des ventes en diminution, malgré son unicité sur ce créneau et une nouvelle formule ? FHM va-t-il connaître la même destinée en France que son père anglais qui commence, 10 ans après sa naissance et une longue domination du marché britannique, à voir ses ventes diminuer ? L’avenir de ce champ de presse magazine en constitution qui a déjà vécu de forts soubresauts des sources principales de financements des publications (ventes et revenus publicitaires) et qui doit faire face à un lectorat fluctuant au gré des offres spéciales, des suppléments, de la couverture, des saisons… reste aujourd’hui bien incertain.

Notes
924.

1 BAUDRY P., «La singularité médiatisée», in VITALIS A, BAUDRY P, SORBETS C, La vie privée à l’heure des médias. Bordeaux,PUB, 2002, p. 106.

925.

2 BAUDRY P., «La singularité médiatisée», in VITALIS A, BAUDRY P, SORBETS C, La vie privée à l’heure des médias, ibid, p. 111.