Au XIIIe siècle, alors que la culture orale s’accompagne de la mise en écrit des paroles, la prédication – genre oral par excellence – est transcrite dans un grand nombre de témoins. Or, selon une typologie répandue de la production homilétique, on distingue les témoins des paroles (reportations) des témoins du travail d’apprentissage ou de préparation qui sont des instruments de travail.
Hugues de Saint-Cher est un des premiers, dans son ordre, à produire un tel outil. Ses sermons modèles portent principalement sur les évangiles et les épîtres pauliniennes, mais on ne sait exactement à quelle date ils ont été composés. De plus, Hugues est aussi exégète et théologien, d’où l’intérêt des sermons que l’on peut confronter au reste de la production écrite de Hugues de Saint-Cher à un moment où exégèse, débat théologique et prédication sont coordonnés, du moins pour ceux qui suivent les idées de Pierre le Chantre, lequel affirmait que lectio, disputatio et predicatio étaient les trois composantes de l’étude de l’Ecriture. 1
Editer les sermons de Hugues de Saint-Cher est un des objectifs majeurs du présent travail qui propose en plus une étude des sermons du cardinal en replaçant ses œuvres oratoires dans leur contexte historique, social et religieux. Une telle entreprise permettra, espérons-nous, de mieux comprendre un aspect important de l’activité de Hugues : son œuvre oratoire. En effet, l’auteur de ces sermons bénéficiait d'une reconnaissance générale en tant qu’exégète à tel point que l'on peut se demander si l’immense commentaire biblique qui a circulé sous son nom – les Postilles – n'a pas fait ombrage à son œuvre oratoire. Or, comme nous l’avons indiqué, deux types de production et de transmission existe en matière de prédication. Les sermons effectivement prêchés pouvaient être conservés sous forme de reportations, tandis que les sermons modèles étaient composés afin de fournir une aide aux autres prédicateurs. En analysant les sermons de Hugues de Saint-Cher appartenant à cette deuxième catégorie de la production oratoire, nous espérons élucider certains aspects importants et jusque-là méconnus de l'activité oratoire de ce frère dominicain.
Néanmoins, révéler une facette de la personnalité de Hugues de Saint-Cher à travers ses sermons n'est qu'un des objectifs que nous nous fixons au début de ce travail. Au-delà de la découverte d'un individu - aussi important fût-il dans en son temps - nous avons l'intention de nous placer dans une perspective plus large, en inscrivant l'œuvre oratoire de Hugues dans la production pastorale du XIIIe siècle. Conscient du fait que l’intérêt des sermons modèles du frère dominicain ne peut se mesurer qu’à l’aune de l'ensemble de la production oratoire du même type, nous mettrons en relief ce deuxième volet de l'étude.
Enfin, il est une troisième dimension qui va bien au-delà du cadre de ce travail et relève quelque peu de la conjecture. En éditant les sermons modèles de Hugues de Saint-Cher, notre intention est aussi d'enrichir d'une pièce nouvelle le thesaurus des sources homilétiques déjà éditées. Plus accessible grâce à une édition qui en rendra la consultation plus immédiate et plus aisée pour tous, cet 'instrument de travail' des prédicateurs du XIIIe siècle pourrait, à son tour, en devenir un pour les chercheurs d’aujourd’hui. Aussi ce travail se présente-t-il comme une contribution - fût-elle très modeste - à l'ensemble des études et des éditions de textes accomplies depuis les années 80 par Louis-Jacques Bataillon, Nicole Bériou, David d'Avray et bien d’autres.
Le présent travail est divisé en six parties qui forment autant de chapitres. Dans la première partie, nous esquissons les trois types d’engagement de Hugues de Saint-Cher, un personnage qui fut successivement étudiant, frère prêcheur et cardinal. Ces trois types d’activité se jouent dans trois milieux différents - l’université, le couvent et la curie romaine; ils se confondent et se recoupent souvent, déterminant ensemble chaque segment de la vie de Hugues de Saint-Cher que l'on peut reconstituer. Un exemple de l'interférence de ces différentes activités est l’attitude de Hugues de Saint-Cher après sa nomination au cardinalat : loin de se désintéresser de son Ordre, il a au contraire suivi de près le sort de ses frères.
De la même façon, dans le second chapitre, nous recensons l'ensemble des œuvres du dominicain qui correspondent à certains égards aux différentes périodes de la sa carrière. Ces œuvres relèvent principalement de trois domaines: l’exégèse, la théologie et la prédication. Nous avons choisi d’insister davantage sur une partie d'entre elles. En effet, nous cherchons à découvrir l’apport de Hugues de Saint-Cher dans le domaine des œuvres exégétiques, telles les correctoires, les concordances et les postilles, car l'exégèse entretient une relation privilégiée avec le domaine de la prédication. Outre la production exégétique de Hugues de Saint-Cher, nous étudierons également sa contribution à la théologie de son temps.
Dans la troisième partie, nous présentons d’abord les sermons sur les évangiles des dimanches (Sermones de evangeliis dominicalibus) de Hugues de Saint-Cher en tant qu’instrument de travail pour la prédication. Ensuite, nous passons en revue les sermons modèles de l’époque de Hugues et montrons en quoi la production du frère dominicain se distingue de celles de ses prédécesseurs et de ses contemporains. La quatrième partie est consacrée à la distinction, technique largement utilisée dans la collection des sermons modèles que nous étudions. Nous y examinons le rôle des distinctions dans la structure des sermons de Hugues de Saint-Cher, et faisons le point sur le développement de cette technique exégétique avant l’activité de l’auteur et en son temps. Ensuite, nous analysons l'usage des distinctions dans les sermons de Hugues où cette technique foisonne et peut être considérée comme une forme de construction privilégiée par le dominicain, et proposons une typologie de cette technique exégétique. De même, nous étudions les autres techniques exégétiques, telles les auctoritates et les interprétations des noms, et déterminons la place des autorités bibliques par rapport aux autorités patristiques. En outre, nous examinons les liens que l'on peut identifier entre l'œuvre exégétique de Hugues dans son ensemble et son recueil de sermons modèles en particulier ; autrement dit, nous concentrons notre attention sur les relations qui existent entre les sermons de Hugues d’une part, et le correctoire, la concordance et les postilles du même auteur d’autre part. Notre objectif est de préciser le lien entre ces œuvres : se situe-t-il davantage sur le plan de la technique utilisée - les distinctions - ou au niveau du contenu proprement dit ?
Dans la cinquième partie, nous procédons à une analyse interne des sermons selon deux points de vue principaux : le savoir théologique et les questions morales. D’abord, nous tâchons de relever les traces de la conviction théologique de Hugues dans ses sermons modèles tout en les comparant avec la position de celui-ci dans ses œuvres théologiques. Ensuite, nous relevons les prises de position de l’auteur sur les questions morales, et en particulier sur les péchés, les vertus et la pénitence.
Dans la sixième partie, nous analysons le regard de Hugues de Saint-Cher sur la société de son temps, société latente dans son œuvre oratoire, qui transparaît sous forme d'allusions aux faits réels ou d’évocation succinte d’une catégorie de la société médiévale. Néanmoins, ces bribes d'informations permettent de surprendre le regard d’un homme sur la société du XIIIe siècle, même si certains acteurs n'y figurent parfois que pour incarner un comportement moral, souvent condamnable. Pour la présentation, nous avons choisi trois angles d’attaque successifs : une classificationportant tout d’abord sur les catégories sociales en référence à l’Eglise, puis sur les « statuts » selon les critères communs en usage au XIIIe siècle ; enfin relative aux catégories de la richesse et de la pauvreté - un critère particulièrement suggestif pour un frère mendiant.
Outre cette étude, nous consacrons le second volume à l’édition du texte des sermons sur les évangiles de Hugues de Saint-Cher. Nous présentons dans les menus détails les manuscrits utilisés pour l’édition des sermons, à savoir Mazarine 1026, BnF lat. 15946 et BnF lat. 3498: le premier est considéré comme manuscrit de base, tandis que les deux autres servent à la correction et à la vérification. La présentation des manuscrits et l’exposé des principes d’édition sont suivis par l’édition du texte des sermons.
« In tribus igitur consistit studium sacrae Scripturae : circa lectionem, disputationem et predicationem. » (Petrus Cantor, Verbum abbreviatum, chap. 1. PL. 205, col. 25 AB)