Dès le début du XIIIe siècle on assiste en France à une évolution progressive de la dévotion eucharistique. 38 Déjà à la fin du XIIe siècle Pierre le Chantre se demandait si un prêtre, assistant à la messe dans un état de péché, pouvait concélébrer celle-ci avec le prêtre de l’Eglise et recevoir le corps du Christ sans commettre un péché mortel. 39 En guise de réponse, Guillaume d’Auvergne affirme que la vue de l’hostie - loin d’être un crime - est au contraire salutaire pour le pécheur, 40 opinion corroborée par Alexandre de Halès. 41 De fait, dans les statuts synodaux de l’évêque de Paris, Eudes de Sully, on trouve dès les années 1198-1203les premières mentions de l’élévation de l’hostie et du calice pendant la messe. 42 Notons au passage que la fréquence de la communion est réglée au début du XIIIe siècle: le canon Omnis utriusque sexus du concile de Latran IV statuait l’obligation des fidèles de communier une fois par an, à Pâques, 43 tandis que la plupart des législations synodales recommandaient pour leur parttrois communions. 44
La dévotion particulière à l’eucharistie, considérée comme le sacrement de la Passion du Christ, se développa surtout en France septentrionale, dans la région située entre le Brabant et la Champagne, et se cristallisa autour de l’institution de la Fête-Dieu. 45 La dévotion eucharistique était particulièrement forte à Liège 46 où des religieuses - cisterciennes ou béguines 47 - étaient fascinées par l’hostie, « le corps du Christ souffrant que l’on pouvait regarder, sentir, toucher et incorporer ». 48 Elle trouva son catalyseur dans l’histoire de Julienne, une religieuse du monastère de Mont Cornillon, près de Liège, qui se sentait attirée par un attachement très marqué à l’eucharistie. A plusieurs reprises Julienne eut une vision où elle vit la pleine lune en partie assombrie qui représentait l’absence d'une fête dans l’Eglise. 49 En 1240, elle fit part à diverses personnalités des grâces divines qu’elle avait reçues. L’évêque de Liège, Robert de Torote, hésita longtemps, puis il se prononça finalement favorablement à son retour du Concile de Lyon, et promulgua en juin 1246 un mandement (Inter alia mira) autorisant, dans son diocèse, l’institution de la fête du Saint-Sacrement. 50 Cependant, la mort de Robert de Torote empêcha que la fête devînt une pratique réelle et comme son successeur n’y était pas favorable, la nouvelle fête rencontra de nombreuses oppositions. Julienne fut chassée de son monastère avec quelques religieuses.
Bien que beaucoup y fussent défavorables, l’idée d’une fête particulière pour honorer l’eucharistie alla en se précisant. Par la suite, Hugues de Saint-Cher contribua activement à la célébration de l’Office liturgique de la nouvelle fête qui avait lieu le jeudi qui suit l’octave de la Pentecôte. A l’automne 1251, le cardinal Hugues - légat d’Innocent IV pour l’Allemagne - passe à Liège. Il décide alors de célébrer lui-même la nouvelle fête à Saint-Martin 51 exhortant les fidèles à solenniser cette fête spéciale en l’honneur du Saint-Sacrement. Il prend un premier décret pour en autoriser la célébration tout en approuvant l’institution d’un office propre à cette fête. 52 Ce premier décret est perdu; nous ne disposons que du second qui a été publié la première fois par le cistercien Henriquez et réédité par l’abbé Darsonville. 53 Dans son troisième décret - daté du 29 décembre 1252 - Hugues rend obligatoire la fête le jeudi après l’octave de la Sainte Trinité - et si l’on en croit le célèbre décret Dum humani generis, sur tout le territoire de sa légation. 54 Dans ce décret, Hugues établit la fête du Saint-Sacrement avec une apparente détermination et accorde une indulgence de cent jours à ceux qui « contrits et confessés, fréquenteront avec respect […] une des églises où on célèbre la fête ». 55 Un an après la mort de Hugues, en 1264, le pape Urbain IV institue la fête du Saint-Sacrement en se servant des considérations que Hugues avait développées. 56 Peu après, cette fête est étendue à toute la chrétienté et Thomas d’Aquin en établit l’office définitif. 57
Sur ce sujet voir : M. Rubin, Corpus Christi. The Eucharist in Late Mediaeval Culture, Cambridge UP, 1991, en particulier p. 63-83 sur l’élévation, et p. 164-210 sur la Fête-Dieu. Voir aussi : E. Dumoutet, Corpus domini. Aux sources de la piété eucharistique médiévale, Paris, 1942
« Utrum vero mortaliter peccent qui … tamen cum ministris altaris per devotionem et concensum debent corpus Christi conficere, et spiritualiter et si non sacramentaliter sumere » Petrus Cantor, Verbum abbreviatum, In. PL 205, col. 108 d.
« Dicimus quod aspicere corpus Christi non est… peccatum… aspicere corpus Christi provocativum est ad dilectionem dei », Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, Paris, 1500, repr. Francfort, 1964, lib. IV. tract. 7, c. 7, q. 3, p. 170.
Voir : M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 63-64.
Voir : Kennedy, V. L. The date of Parisian decree on the elevation of the host, In. Mediaeval Studies VI. p. 87-96. Voir aussi : E. Dumoutet, Le désir de voir l’hostie et les origines de la dévotion au Saint-Sacrement, Paris, 1926, en particulierk le chapitre 2 : Le désir de voir l’hostie et l’élévation, p. 37-75.
Conciliorum oecumenicorum decreta, ed. G. Alberigo et al., Bologne, 1973, p. 221.
M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 70.
Sur l’histoire de la Fête-Dieu voir : M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. (chap. 3, A feast is born : Corpus Christi – the eucharistic feast) p. 164-212.
Voir : Ch. Renardy, Le monde des maîtres universitaires du diocèse de Liège, 1140-1350, Liège, 1979, p. 276-78 et 385-86.
M. Rubin écrit : « Women such as Mary of Oignies, Juliana of Cornillon (1193-1258), Ida of Léau (d. 1268) and Ida of Louvain (d. 1300) fascinated and sometimes bewildered their contemporaries, and drew the attention of mendicants to them, as well as other ecclesiestical observers, who were bemused but not impressed. » M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 169.
« The language of eating is common in mystical writing even outside the eucharistic sphere, as a metaphor for union through incorporation and submergence of the distance between mystic and God. But in the eucharist it was more than a metaphor, the host could become something sweet, satisfying and nutriting. » (M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 168.)
Vitae Julianae, II. c. 2. n. 4, p. 459, In. M ; Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 170.
Dictionnaire de Spiritualité, t. IV. col. 1625. Voir aussi M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 173 et J.-D. Levesque, O.P., Hugues de Saint-Cher et la fête du Saint-Sacrement, In. Document pour servir à l’histoire de l’Ordre de Saint Dominique en France, 34 (1999), p. 4. Sur l’évêque Robert de Torote voir : P. F. Callaey, Documentazione eucaristica Liegese dal vescovo di Liegi Roberto di Torote al Papa Urbano IV (1240-1264), In. Miscellanea Pio Paschini. Studi di Storia Ecclesiastica, vol. 1., Romae, 1948, p. 215-235.
« H. dei… gratia apostolice sedis legatus in ecclesia nostra solempniter celebravit predicando commendavit et auctoritate legationis sue volentibus concessit celebrandum. » In. M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 175.
E. Schoolmeesters, Les actes du cardinal-légat Hugues de Saint-Cher, art. cit. p. 152.
Le titre de l’ouvrage de Henriquez est Lilia Cistercii, Douai, 1633, p. 142. Voir aussi: Abbé Darsonville, Urbain IV et la Fête-Dieu, avec une introduction de Mons. G. Monchamp, Liège, 1902, p. XIII. D’après cet ouvrage, nous reproduisons le second décret de Hugues de Saint-Cher, daté de 26 avril 1252 (p. XIV) : « Frater Hugo, divina miseratione tituli sanctae Sabinae Presbyter Cardinalis, Apostolicae Sedis Legatus, universis Christifidelibus in legatione nostra constitutis, salutem in Domino. Licet is, de cuius munere venit, ut sibi a fidelibus suis digne et laudabiliter serviatur, de abundantia pietais suae, qua merita supplicum excedit et vota, diligentibus se multa (multo) maiora retribuat quam valeant promereri ; nihilominus tamen Christifideles, ad complacendum ei quibusdam collectivis (illectivis) muneribus, videlicet indulgentiis et remissionibus committimus (invitamus), ut exinde reddantur divinae gratiae aptiores. Hinc est quod, cum nos super festum solemne de excellentissimo Sacramento sacratissimi Corporis Dei et Domini Jesu Christi annuatim mandaverimus celebrandum, nos ad invitandum fideles ut festum illud venerabilius celebrent et observent, omnibus vere poenitentibus et confessis qui celebraverint dictum festum, et celebrationi illa die in ecclesia interfuerint, in singulis horis nocturnis pariter et diurnis, quadraginta dies de iniunctis sibi poenitentiis, auctoritate qua fungimur, misericorditer relaxamus. Datum apud Villare sexto kalend. Maij, Ponticatus Domini Innocentii Papae quarti anno nono. »
Voir : Dictionnaire de Spiritualité, t. IV. col. 1625. Ce décret se trouve dans : Bormans et Scholmeesters, Cartulaire de l’Eglise de Saint Lambert, t. II. Liège, p. 32, n. 10384. Une version française était publiée par Mgr. Georges Monchamp (Diplôme original de l’institution de la Fête-Dieu, Liège, 1906. p. 7-10.) Dans ce livret, Mgr. Monchamps faisait savoir que l’original de ce diplôme appartenait de nouveau au trésor de la cathédrale de Liège, grâce à un échange avec l’Etat. Notons que G. Monchamp a prouvé dans son ouvrage cité que - lors de la composition du troisième décret - Hugues avait sous les yeux le mandement de Robert Torote, en date de 1246 (Op. cit. p. 11).
Nous reproduisons l’essentiel de ce troisième décret d’après l’ouvrage cité de Mgr. G. Monschamp (op. cit. p. 11-12) :
« Dignum est ad confutandum quorumdam haereticorum nequitiam, ut vel semel in anno specialius ac solemnius quam in coena Domini, quando circa lotionem pedum ac memoriam dominicae Passionis sancta Mater Ecclesia occupatur, generalius ac aliis cottidianis diebus ad memoriam cunctis sensibus (fidelibus) revocetur.
Cum enim sancti quorum in litaniis et missis ac aliis secretis orationibus memoria cottidie in ecclesiis veneratur, semel in anno nihilominus ad eorum merita specialius recolenda habeant festa sua ; non incongrum est si Sacrum sacrorum , Amor amorum, Dulcedo omnium dulcedinum festum habeat speciale…
In quo caute et sollicite supleatur quod de ipsius memoria veneranda aliis cottidianis diebus fuerat praetermissum.
Nos itaque statuentes quod proxima quinta feria post octavas Trinitatis festum de hoc excellentissimo sacramento infra omnes legationis nostrae terminos veneretur, universitatem vestram rogamus et hortamus in Domino, vobis qua fungimur auctoritate firmiter precipiendo mandantes ac in remissionem peccaminum iniungentes, quatinus dictum festum predicta die annis singulis cum novem lectionibus, responsoriis, versiculis, antiphonis propriis super hoc specialiter ordinatis, in singulis ecclesiis celebretis, et vestris subditis annuatim dominica precedenti publice nuntietis, ut vigiliis, jeiuniis, eleemossynis, orationibus ac aliis bonis operibus sic se studeant preparare ut esse possint participes illa die illius dulcissimi sacramenti, ac illi qui parati fuerint et probati ac quorum tetigerit corda Deus, ipsum non de necessitate sed de honestate recipere, si velint, valeant cum salute, ut per operationem ipsius et vitia eorum purgentur, et iusta desideria compleantur. »
Il s’agit de la bulle Transiturus de hoc mundo du pape Urbain IV, publiée le 11 août 1264 (A. Potthast, Regestra Pontificarum Romanorum, p. 1538) qui étendait la fête du Saint-Sacrement à l’Eglise universelle et dans laquelle Urbain IV fait mention de Hugues de Saint-Cher. Néanmoins, à cause de la mort du pape la bulle resta lettre morte une cinquantaine d’années. (Dict. de Spiritualité, t. IV. col. 1625) Voir aussi : M. Rubin, Corpus Christi, op. cit. p. 176.
Voir : P. M. Gy, La liturgie dans l’Histoire, Paris, Cerf, 1990, p. 223-247. Signalons que le Père Gy prépare actuellement l’édition critique de l’office ‘romaine’ de la Fête-Dieu (P.–M. Gy, Bulletin de liturgie, p. 526, In. Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques LXXXIV (2000) p. 513-544).