2. De l’exégèse des écoles à l’exégèse universitaire

Les travaux bibliques de Hugues doivent être situés dans l’ensemble de la production exégétique du Moyen Age. Nous ne traitons pas, dans ce chapitre, de l’exégèse monastique proprement dite, éloignée dans le temps - et quelque peu dans son esprit - de l’exégèse pratiquée au XIIIe siècle, mais nous nous arrêtons aux commentaires de la  fin du XIIe siècle, afin d’examiner brièvement l’exégèse des écoles - en relation directe avec notre période.

Les précurseurs directs de l’exégèse pratiquée au XIIIe siècle étaient Pierre Lombard, ainsi que le groupe appelé « école biblique morale » et composé de maîtres parisiens de la fin du XIIe siècle. 85 Les trois maîtres y appartenant - Pierre le Mangeur, Pierre le Chantre et Etienne Langton - ont fourni des commentaires bibliques devenus des références pour les exégètes des générations suivantes.

Les Sentences de Pierre Lombard – première mise en forme de la réflexion systématique sur des questions théologiques– eut une influence immense sur la production exégétique de l’époque et l’impact de cette œuvre fut surtout énorme à la faculté de théologie de l’Université où elle était étudiée au même titre que la Bible. 86

L’autre texte de référence issu de l’école biblique morale est « l’Histoire scolastique » de Pierre le Mangeur, 87 un mélange de récits bibliques et de commentaires, qui fut à son tour commenté par plusieurs auteurs dont Hugues lui-même. Rappelons également que les deux autres magistri, Pierre le Chantre 88 et Etienne Langton 89 , composèrent des commentaires de la Bible qui - avec la Glossa ordinaria - faisaient autorité, et ne furent évincés qu’après la composition de la Postille de Hugues.

La production exégétique du XIIe siècle fut perfectionnée et affinée dans la première moitié du siècle suivant, en grande partie grâce aux ordres mendiants qui prirent le relais et assurèrent le passage à une exégèse plus structurée, appelée « universitaire ». 90 L’Ordre de Saint Dominique - loin de subir ce renouveau de l’exégèse - y participait activement. Selon Jacques Verger « s’il est excessif de parler, surtout à Paris, d’un monopole mendiant de l’exégèse universitaire, il est cependant sûr que les Mendiants ont exercé dans ce domaine du travail théologique une prépondérance suffisante pour l’imprégner des valeurs caractéristiques de leur spiritualité et de leur action. » 91

Hugues appartenait à cette première génération des exégètes dominicains qui jouèrent un rôle déterminant dans l’évolution de l’exégèse universitaire, et il en fut le plus important commentateur. Les exégètes contemporains de Hugues n’entamèrent point un travail comparable à la Postille de notre cardinal : les dominicains Guerric de Saint-Quentin (†1245), Etienne de Venizy ou encore Guillaume d’Alton (†1265) ne commentèrent qu’une partie infime de la Bible - en général un ou deux livres. La génération suivante - avec Albert le Grand et Thomas d'Aquin - pratiqua une autre forme d’exégèse ; plus perfectionnée - elle donnait la priorité au sens littéral -, elle excellait aussi dans la nouvelle science : la théologie. Mentionnons finalement un exégète dominicain important de la fin du siècle, Nicolas de Gorran (†1295) qui, en digne successeur de Hugues, renoua avec la forme traditionnelle des postilles en commentant la plupart des livres bibliques. 92

Les franciscains, quant à eux, prirent une part importante à l’évolution de l’exégèse universitaire. Les commentaires d’Alexandre de Halès (†1245) sur les Evangiles sont quasiment contemporains de la Postille de Hugues et il y aurait un rapport à faire entre les deux exégèses, rapport auquel nous reviendrons plus tard. 93 Si le travail d’Alexandre de Halès, ainsi que celui de Jean de la Rochelle (†1245) - ces frères appartiennent à la première génération des Frères Mineurs - rappellent encore l’exégèse des écoles, une réelle transition vers l’exégèse universitaire est effectuée par leur confrère, Guillaume de Méliton (†1257). A l’instar des dominicains, les Frères Mineurs ont aussi leur maître, lequel excelle à la fois dans la lectio, la disputatio et la praedicatio : c’est Saint Bonaventure (†1274). Ses  Collationes sur l’Hexaemeron sont un commentaire mêlé d’enseignements théologiques à la manière de la Catena aurea du dominicain Thomas d’Aquin (†1274). Rappelons pour finir que si le travail exégétique le plus complet du XIIIe siècle est dû à un dominicain : Hugues de Saint-Cher, le représentant par excellence de l’exégèse au siècle suivant est un franciscain : Nicolas de Lyre (†1349). La Postille de ce dernier fit concurrence au commentaire de Hugues et réussit à le supplanter au cours des siècles.

En résumé, il nous faut insister sur le fait que Hugues était avant tout un bibliste : la plupart de ses travaux relèvent de l’exégèse telle qu’elle était pratiquée par les dominicains du XIIIe siècle. Bien au-delà, Hugues peut même être considéré - pour avoir piloté des travaux bibliques importants - comme le fondateur même de l’exégèse dominicaine.

Nous avons vu que le rôle de Hugues dépassait les cadres de l’exégèse dominicaine et qu’il figurait parmi les biblistes les plus illustres du Moyen Age. Il a pratiqué une nouvelle exégèse - dont il a représenté la mutation -, d’une part en contribuant à la propagation des œuvres des maîtres du siècle précédent, d’autre part en remplaçant, du moins en partie, ces mêmes œuvres par ses propres travaux. Un de ses plus grands mérites reste - selon les mots de Gilbert Dahan - d’avoir « sous sa houlette [...] déroulé le passage de l’exégèse de l’école à l’exégèse de l’université ». 94

La palme que nous décernons à Hugues pour ses oeuvres exégétiques ne revient évidemment pas au seul cardinal : on ne peut trop insister sur le caractère collectif de ces entreprises. Comme nous l’avons déjà dit, le véritable rôle de Hugues ainsi que les conditions dans lesquelles ces travaux furent effectués ne nous sont pas suffisamment connues. Ces oeuvres - les correctoires, les concordances ou les postilles, monuments de la foi et de l’organisation humaine - ont toutes pour objet la Bible et constituent de précieux instruments de travail, indispensables pour les frères prêcheurs. 

Notes
85.

Voir : B. Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, 1983, p. 196-263.

86.

Voir : I. Brady, Pierre Lombard, In. Dictionnaire de Spiritualité, XII/2, 1986, col. 1604-1612.

87.

Voir : J. Longère, Pierre le Mangeur, In. Dictionnaire de Spiritualité, XII/2, 1986, col. 1614-26.

88.

Voir : J. Baldwin, Pierre le Chantre, In. Dictionnaire de Spiritualité, XII/2, 1986, col. 1533-38.Voir aussi : Ph. Buc, L’Ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Age, Paris, Beauchesne, 1995

89.

Sur Etienne Langton, voir : R. Quinto, ‘Doctor Nominatissimus’, Stefano Langton (†1228) e la tradizione delle sue opere, Aschendorff, Münster i. W., 1994.

90.

Nous nous dispenserons de recenser les principales caractéristiques de l’exégèse universitaire étudiée par plusieurs auteurs dont B. Smalley (voir : supra) et Gilbert Dahan, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe siècle, Les Editions du Cerf, Paris, 1999. p. 111-116.

91.

J. Verger, L’exégèse de l’Université, In. Pierre Riché et Guy Lobrichon (dir.), Le Moyen Age et la Bible, Paris, 1984, p. 203

92.

G. Dahan, L'Exégèse, op. cit. p. 117.

93.

B. Smalley, The Gospel and the Schools, c. 1100-1280, London and Ronceverte, The Hambledon Press, 1985, p. 118-125.

94.

Gilbert Dahan, L’exégèse de Hugues, méthodes et herméneutique, In. Colloque international sur Hugues de Saint-Cher. Voir : supra