b) Le Correctoire biblique

Dans les pages suivantes, nous allons examiner la contribution de Hugues de Saint-Cher à une entreprise séculaire : la correction du texte biblique

1. La continuation d’un effort séculaire

Le correctoire de Hugues de Saint-Cher est une entreprise qui relève d’une ambition séculaire : celle de vouloir corriger le texte de la Bible contaminé par de nombreuses fautes dues surtout aux copistes et faites au cours des siècles. La question de savoir jusqu'à quelle source on doit remonter pour trouver le texte d’autorité ne pose pas de problème pour les biblistes du XIIIe siècle. Pour Hugues, comme pour tous les exégètes de l’époque, la Vulgate de saint Jérôme est l’ouvrage de référence, qu’il s’agit de retoucher, mais non pas de réviser et encore moins de réécrire. Comme le démontre Gilbert Dahan dans son ouvrage sur l’exégèse médiévale - que nous citerons souvent par la suite - les correcteurs du XIIIe siècle ne s’engageaient pas dans une entreprise aussi considérable que la révision du texte de la Vulgate. « Ils avaient […] un double objectif : aider les copistes à procurer de bons textes de la Bible, c’est à dire des textes reproduisant fidèlement un modèle considéré comme bon […], en évitant les erreurs faites par les maîtres parisiens ; aider les exégètes dans l’étape préliminaire de leur travail sur l’intelligence du texte en dissipant les ambiguïtés et en éliminant les leçons douteuses. » 95

L’entreprise de Hugues de corriger la Bible n’était donc pas exceptionnelle ; elle n’était que la continuation d’un effort séculaire, celui de purifier l’Ecriture sainte des corruptions textuelles. Dans les pages suivantes, nous tâcherons de situer - en schématisant parfois - le correctoire de Hugues parmi les productions du même genre, en gardant au centre de notre intérêt les XIIe et XIIIe siècles. 96

La question de l’authenticité d’une version de la Bible se pose dès les premières traductions. Si la première traduction grecque de l’Ancien  Testament – dite des Septante – est vite adoptée par le monde chrétien, encore en germe, les premières traductions latines de la Septante, elles, ne nous sont parvenues qu’en fragments. Ainsi, la première version latine intégrale que nous avons conservée est celle de saint Jérôme, travail longtemps contesté - notamment par saint Augustin - mais qui finira par s’imposer au Moyen Age. Comme cette version latine fut contaminée au cours des siècles par des fautes de copie, une première révision de la Bible s’imposa rapidement et ce besoin rencontra la volonté politique de Charlemagne qui fit effectuer ce travail par Alcuin à la fin du VIIIe siècle. 97 Néanmoins, malgré sa notoriété, l’œuvre d’Alcuin - basée uniquement sur des collations de textes latins - manque de rigueur et sur celui-ci le correctoire de Théodulfe, qui utilise des textes hébraïques, l’emporte très nettement en qualité.

Au XIIe siècle, faute d’intention politique, les deux tentatives de corriger la Bible eurent moins de répercussions : entreprises quasi individuelles d’érudits, l’impact de ces correctoires resta limité. La première correction est due à Etienne Harding, deuxième abbé de Cîteaux, dont le travail consista surtout à éradiquer de la Bible les interpolations en recourant au texte hébraïque. Le deuxième correctoire est l’œuvre de Nicolas Maniacoria, un diacre savant de Rome, qui dans son Suffraganeus biblicus corrige la Bible en faisant appel, à l’instar de son contemporain Etienne Harding, à des savants juifs. Ces travaux rigoureux, qui jouissaient d’une notoriété faible dans leur temps, ne purent s’imposer. L’époquede la critique textuelle, en l’occurrence celle des correctoires bibliques, sera l’œuvre du XIIIe siècle. 98

La modification des textes bibliques au XIIIe siècle concerne la forme aussi bien que le fond. Pour la forme, la capitulation « langtonienne » qui subdivise chaque livre biblique en chapitres fut largement acceptée. De plus, ce  système de division fut complété par l’invention des frères de Saint-Jacques, laquelle consistait à subdiviser les chapitres en sections, autrement dit en sept parties égales, désignées par les sept premières lettres (de A à G) de l’alphabet. Hugues de Saint-Cher utilise très naturellement ce système de repérage dans sa Postille, et parfois aussi dans ses sermons pour se référer à une citation biblique. 99 Pour ce qui est du contenu, il existe une version de la Bible qualifiée de ‘parisienne’ qui reflète sans doute le choix des maîtres parisiens parmi les variantes de la tradition biblique, et proviendrait de la recension alcuinienne. 100 Défaillante, cette ‘Bible parisienne’ exigeait d’être corrigée et suscita des tentatives de correction, dont l’énigmatique ‘Bible de Sens’. Cette version qui n'a pas été conservée était une initiative émanant de l’Ordre dominicain qui, selon Gilbert Dahan, «n’avait probablement pas pour but une nouvelle édition de la Bible latine, mais seulement la réunion d’un matériel de critique textuelle, susceptible d’améliorer le texte courant quand l’autorité ecclésiastique […] le jugerait bon. » 101  Cette entreprise des Frères Prêcheurs fut condamnée dans les Constitutions du chapitre général de l’Ordre, à Paris en 1256. 102

Notes
95.

Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne, op. cit. p. 227. Voir en particulier le chapitre IV sur la critique textuelle, p. 161-238.

96.

Sur les différentes versions du texte biblique, voir en particulier: L. Light, Versions et révisions du texte biblique, In. P. Riché et G. Lobrichon, Le Moyen Age et la Bible, (Beauchesne), Paris, 1984, p. 55-93.

97.

Voir le capitulaire Admonitio generalis du 23 mars 789 ; éd. A. Boretius, Capitularia Regum Francorum, Hanovre, 1883 (MGH Legum 2,) p. 60. Voir aussi : Pierre Riché, Instruments de travail et méthodes de l’exégète à l’époque carolingienne, in. Pierre Riché, Guy Lobrichon (dir.), Le Moyen Age et la Bible, Paris, 1984, p. 147-161.

98.

Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne, op. cit. p. 171.

99.

Dans les sermons étudiés, nous avons trouvé dix occurrences de ce système de repérage, toutes au début du sermonnaire: (1,2), (2,2 bis), (2,3 bis), (3, 1) (3,3), (3,4), (7,3) et (8,3).

100.

Ibidem, p. 177.

101.

Ibidem, p. 181.

102.

« Correctiones biblie Senonenses non approbamus nec volumus quod fratres innitantur illi correctioni », Acta Capitulorum Generalium Ordinis Praedicatorum, éd. B. M. Reichert, tome 1, Paris, 1898. p. 82.