2. Le travail de Hugues de Saint-Cher

L’autre travail de correction dominicain fut mené par Hugues lui-même, qui était prieur du Couvent de Saint Jacques entre 1233 et 1236. En sa qualité de maître de l’Université il s’était déjà sûrement rendu compte des nombreuses fautes introduites dans l’Ecriture Sainte par les copistes. Encouragé par le Chapitre général de 1236 - qui soutient les travaux de correction en cours 103 - et auquel Hugues a participé en qualité de provincial, il entreprend la révision de la Bible avec l’aide de ses confrères du couvent de Saint Jacques. Ce travail aboutit au « Correctorium Bibliae », un correctoire soigné de tous les livres de la Bible à  l’exception des Psaumes. Pour mener à bien ce travail, Hugues possédait des atouts : il pouvait recourir, si besoin, aux textes hébraïques et grecs afin de les comparer avec ses textes latins. D’une part il avait à sa disposition des frères, main-d’œuvre laborieuse, d’autre part il fut aidé par au moins un collaborateur ayant une connaissance solide de l’hébreu. 104 Lui-même devait maîtriser l’hébreu - ou du moins la structure de la grammaire hébraïque - et le grec, tous deux indispensables à son travail.

Ce travail - certes fastidieux – consistait donc à collationner les manuscrits latins de la Bible et à les comparer avec les originaux hébraïques et grecs, en cas de doute. Nous voyons une excellente démonstration du principe d’organisation de Hugues dans la préface de son correctoire : « […] nous avons, le plus brièvement que nous l’avons pu, inscrit, à partir des gloses de saint Jérôme, d’autres docteurs, des livres des Hébreux et des exemplaires très anciens copiés avant même l’époque de Charlemagne, en des notes très brèves, ce que nous croyions douteux et superflu, du fait de la diversité des textes, dans des bibles récentes et variées. […] Il faut supprimer un certain nombre de nouveautés interpolées par la faute des copistes dans le texte [biblique], à partir de gloses ou de postilles, ou même de corruption dues à l’impéritie de certains.» 105 Ainsi, suivant la classification sommaire de l'auteur, on peut distinguer quatre groupes de manuscrits utilisés pour le travail de correction : les gloses de Jérôme et d'autres docteurs ; les livres hébreux ; des ouvrages anciens (antiquissima exemplaria) antérieur à Charlemagne, ainsi que différentes bibles nouvelles (novae et diversae Bibliae). 106 De même, cette préface contient «l'ébauche d'une typologie des fautes» où l'auteur distingue deux catégories d'erreur: les interpolations et les corruptions. 107 Notons ici que la typologie définitive des fautes semble être l'œuvre des franciscains - Roger Bacon et Gérard Huy - ce dernier distinguant cinq catégories de fautes: interpolation (additio), omission (substractio), changement (mutatio), division (divisio) et conjonction (coniunctio). 108 En revenant à la préface du correctoire de Hugues, nous constatons que l'auteur donne également des informations précieuses, une sorte de mode d'emploi, pour son correctoire: il précise la signification des différents signes, par exemple le point rouge au-dessus d'un terme biblique ou le soulignement d'un mot. 109 Notons enfin que cette oeuvre est d'autant plus importante qu'elle soit le seul document dominicain ayant conservé une «théorie de l'établissement du texte biblique». 110

Nous nous interrogeons si Hugues de Saint-Cher avait pu ‘participer’ au sens propre du terme à cette entreprise. Il est évident que même si nous passons sous silence le correctoire perdu du dominicain Thibaud de Sézanne, les Frères Prêcheurs du XIIIe siècle ont joué un rôle prépondérant dans la composition des correctoires. Dans ce travail - technique d’apparence - une part importante incombe à Hugues qui était conscient de la portée de cette entreprise selon la préface de son correctoire : «il est indispensable que, plus que tous les autres livres, les paroles de l’Ecriture sainte reposent solidement sur le fondement de la vérité. » 111

La Bible de Saint Jacques, ne contient aucune préface qui pourrait expliquer la théorie de la correction de la Sainte Ecriture. Ce travail monumental des Frères Prêcheurs contenu dans quatre manuscrits latins, est le premier correctoire avec le texte quasi intégral de la Bible. Il s’agit d’un texte des plus soignés, composé avec beaucoup de rigueur. Selon Gilbert Dahan, les remarques de ce correctoire «vont dans le même sens que Hugues ou plutôt elles radicalisent ses positions. Ce correctoire paraît exceptionnel par l'importance du travail exécuté, par la diversité des sources utilisées et par le caractère très engagé ou très critique des annotations. 112

Notes
103.

On peut lire dans les Actes du Chapitre général de 1236 : « Volumus et mandamus ut secundum correctionem quam faciunt fratres quibus hic injungitur in provincia biblie alie ordinis corringantur et punctentur. »  Acta Capit. op. cit. t. I. p. 9. art. 38.

104.

Gilbert Dahan relève quelques remarques de Hugues sur la morphologie des verbes hébraïques, et démontre que Hugues était attentif même aux hébraïsmes. Voir : G. Dahan, L’exégèse, op. cit. p. 211-212.

105.

Prologue du Correctorium Bibliae, traduit par Gibert Dahan, in. G. Dahan, L’exégèse, op. cit. p. 181-182.

106.

«Quoniam super omnes scripturas verba sacri eloquii necesse est ut fundamento veritatis firmiter innitantur, quatinus super textum littere certioris sanctorum studiorum edificia securius componantur, quantum in brevi potuimus ex Glosis beati Ieronimi et aliorum doctorum et ex libris Hebreorum et antiquissimis exemplaribus que etiam ante tempora Karoli magni scripta fuerunt, hic in brevissima notula scripsimus ea que ex novis et diversis bibliis, propter varias litteras magis dubia vel superflua credebamus.» (G. Dahan, La critique textuelle dans les correctoires de la Bible du XIIIe siècle, In. A. de Libera, A. Elamrani-Jamal et A. Galonnier (ed.), Langage et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, Paris, Vrin, 1997, p. 386)

107.

G. Dahan, La critique textuelle, art. cit. p. 378-79. Nous lisons dans la préface: «Neque enim, ut dicit Ieronimus, sic nova cudimus ut vetera destruamus», sed magis vetera statuentes quedam nova vicio scriptorum in textu de glosis et postillis inserta vel etiam per quorumdam impeditiam depravata, non nostra sed aliorum maiorum auctoritate resecanda monstramus […] (Ibidem, p. 386-87)

108.

G. Dahan, La critique textuelle, art. cit. p. 376-377.

109.

«Ubicumque ergo in textu librorum veteris testamenti, qui in hebreo canone continentur, punctum de minio super aliquam dictionem vel sillabam vel etiam inter duas dictiones videris, scias illud cum auctoritate multorum expositorum et antiquorum librorum et etiam apud Hebreos sic haberi. Si vero dictio illa vel amplius linea de minio substracta fuerit, hoc libri expositorum et antiqui non habent et tunc maxime certum est si iuxta Hebreum punctum de minio superpositum habet […]» (G. Dahan, La critique textuelle, art. cit. p. 378.)

110.

G. Dahan, La critique textuelle, art. cit. p. 381.

111.

Prologue du Correcorium Bibliae de Hugues de Saint-Cher, In. Gilbert Dahan, L’exégèse, op. cit. p. 181.

112.

G. Dahan, La critique textuelle, art. cit. p. 382.