Quant à la composition des postilles de Hugues, diverses questions peuvent être posées. Comment cette œuvre exégétique s’est-elle constituée en un corpus plus au moins homogène? Est-il possible de confirmer l’authenticité du texte entier ? Certes, cette entreprise immense fut menée à terme grâce à un travail d’équipe regroupant des dizaines de frères dominicains dirigés par Hugues lui-même. Mais, qui étaient ces frères ? Nous ignorons l’identité de ces « exégètes » et nous ne sommes guère mieux informés quant à leur relation avec l’Université. 131
Quant à l’auteur de ce commentaire, il convient d’affirmer que Hugues ne pourrait en aucun cas être le seul auteur. Si l’on retient la date de 1231-36, comme hypothèse, pour l’écriture des Postilles, on s’aperçoit que c’est une période pendant laquelle Hugues avait enseigné à l’Université et fut prieur au couvent Saint-Jacques - toutes des fonctions demandant un temps considérable. Si l’on ajoute que Hugues a écrit durant cette même période les Commentaires des Sentences, au moins seize
disputationes 132 et la première concordance biblique - pour ne mentionner ses sermons - il en ressort que ce travail gigantesque dépasse la capacité d’un individu.
Outre la dimension du travail, un autre argument contre l’exclusivité de l’auteur est la diversité des Postilles dont les différentes parties « ne tiennent pas très bien ensemble ». Cet amalgame rappelle à Beryl Smalley « une maison équipée de meubles de différents styles et d’époques achetés chez l’antiquaire ». 133
Après avoir exclu la possibilité d’une œuvre autographe, l’idée d’une équipe de travail est la seule alternative plausible. Le Père H.-F. Dondaine a formulé pour la première fois l’hypothèse selon laquelle Hugues aurait travaillé sur ses postilles avec des collaborateurs. 134 Cette conjecture a été adoptée par Beryl Smalley qui a affirmé que le commentaire fut composé par « l’équipe de Hugues ». 135 Après l’analyse des commentaires de Hugues sur l’Apocalypse, Robert E. Lerner a constaté que ‘Hugues’ ne fut jamais un auteur, mais toujours « un groupement de frères». 136
Toujours sur les traces de ce dernier chercheur, on peut s’interroger si la question de la propriété intellectuelle de Hugues n’est pas une traditionnelle fiction bibliographique, vu la liberté de composition dont les frères se jouissaient, le changement possible au sein de ce groupe, ainsi que l’éventuel changement à la direction même de l’équipe. Or, ces différents facteurs pouvaient intervenir pour créer des variantes considérables de l’œuvre de Hugues. Selon Robert E. Lerner, les frères dominicains avaient la liberté de travailler à leur guise, et si une orientation générale existait pour la production de chaque postille, elle n’était pas forcément celle de Hugues. 137 Cette liberté était possible car la fonction des commentaires - en tant qu’une œuvre de référence exégétique et/ou homilétique – était d’offrir une série de possibilités légitimes et d’élucider le sens d’un passage biblique, plutôt que d’insister sur une seule interprétation correcte. 138
Il faut préciser que les nombreux frères participant à la composition du texte ne constituaient pas un groupe homogène. Au contraire, ils disposaient sûrement de capacités différentes, en plus ils pouvaient avoir à leur disposition des sources différentes pour effectuer le travail. Néanmoins, cette disparité des sources est relative, car les frères, membres de la même communauté religieuse, ont baigné dans le même milieu culturel et leurs positions vis-à-vis des questions importantes de l’époque - dogmes, pauvreté, hérésie - montraient une forte ressemblance. De même, la collection de la bibliothèque du couvent était restreinte et la composition de ce fonds pouvait prédestiner l’orientation des frères.
Ces compétences des Frères Prêcheurs étaient mises au service d’une entreprise grâce à une organisation qui peut encore aujourd’hui nous étonner. Selon Beryl Smalley ce type de travail d’équipe - où les frères plus jeunes ou moins talentueux étaient rassemblés par leur supérieurs afin de travailler, en tant qu’assistants de recherches, sur un projet organisé par leurs dirigeants - était une spécialité des ordres mendiants. Les différents studia ont constitué le cadre organisationnel adéquat pour ces travaux. 139 Ainsi, la Postille est un patchwork de citations – travail certainement accompli pas les frères - accompagnées de commentaires probablement provenant de Hugues.
Quant à l’homogénéité du texte, il paraît qu’il existait deux équipes et que le travail de ces deux groupes a donné naissance à deux rédactions différentes : une longue, appelée version B et une courte, dite version A. Cette hypothèse a été formulée pour la première fois par le frère dominicain M. Perrier qui n’a pas publié le résultat de ses recherches. 140 Plus tard, probablement sur les traces de ce dernier, Beryl Smalley a adopté l’idée sur les deux versions des Postilles. 141 Depuis, l’hypothèse de l’existence d’une version longue et d’une version courte est communément acceptée. La version longue (B) est le texte plus connu, en raison aussi de ses nombreuses éditions, tandis que la version courte (A) - qui aurait été rédigée dix ans plus tard - n’a jamais fait l’objet d’une édition et reste peu connue. Néanmoins, dans cette postille brève on peut retrouver la physionomie de la postille longue, ainsi la relation entre elles semble être démontrée. Malgré cette ressemblance, des différences significatives pourraient exister entre les deux compositions. Le Père Carra de Vaux a soulevé l’hypothèse que bien que les deux versions aient une source commune, la version B serait plus proche d’Etienne Langton. 142
Un autre aspect de la composition est l’ordre dans lequel la Postille a été compilée. S’il est difficile de dire - pour l’ensemble de la Bible - quel ordre a suivi notre dominicain lors de la composition, une étude récente permet de conjecturer quant aux livres néo-testamentaires : Beryl Smalley a démontré que Hugues a certainement commenté les Evangiles en suivant l’ordre actuel des livres. La preuve de ce constat se lit dans le prologue de l’Evangile selon Luc où Hugues fait référence aux deux premiers Evangiles : « De Mathaeo et Marco iam vidimus; nunc de Luca breviter videamus. » 143
Quant au style, les postilles de Hugues se distinguent des autres commentaires du XIIIe siècle. Ces derniers sont généralement de style quelque peu sec offrant une lecture difficile, tandis que les Postilles sont truffées de figures rhétoriques ainsi que d’exempla. 144 Même l’humour trouve sa place dans cette œuvre exégétique à tel point que - selon Beryl Smalley - un lecteur des postilles de Hugues pouvait déranger ses voisins par se rires étouffés dans la bibliothèque. 145 Signalons à titre d’exemple un passage du commentaire de Hugues sur l’Apocalypse relevé par R. E. Lerner. Ce texte fustige les prélats qui aspirent à plusieurs prébendes en disant qu’ils peuvent porter facilement ces fardeaux puisqu’ils sont forts. Hugues les réprimande avec ces mots : « En effet, vous êtes forts comme un âne qui est fort derrière, c’est-à-dire dans les choses temporelles. Par contre, devant – spirituellement – vous êtes faibles. » 146 De toute évidence, ce passage pourrait être une diatribe issu d’un sermon sévère plutôt qu’un extrait d’une œuvre exégétique. 147
Rappelons que selon Robert E. Lerner il y a une forte probabilité que Guillaume Pérault fût membre de l’équipe de Hugues entre 1236 et 1240. Voir : R. E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology in the Revelation commentaries of 'Hugh of St Cher', In. K. Walsh and D. Wood (ed), The Bible in the Medieval World. Essays in memory of Beryl Smalley, Oxford, 1985, p. 157-189, p. 186.
L’estimation de R. E. Lerner résulte de l’addition d’une questio éditée par Stegmüller aux quinze autres rapportées par D. Van den Eynde (Nouvelles Questions de Hugues de Saint-Cher, art. cit. p. 815-35). In. R.E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, op. cit. p. 182.
«Hugh’s exegesis is vast, that it is mostly unadventurous, and that it often does not hang together very well, seeming, as Beryl Smalley so tellingly puts it, like ‘a house furnished at random from a second–hand furniture store with pieces of various styles and periods’» (B. Smalley, A Commentary on Isaias by Guerric of St Quentin O.P., p. 395., In. Studi e Testi, CXXII, p. 383-397.) cité d'après R. E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, op. cit. 186.
H.-F. Dondaine, L’objet et le ‘medium’ de la vision béatifique chez les théologiens du XIIIe siècle, p. 82-83, In. Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale XIX (1952), p. 60-130.
« The Postilla super totam Bibliam of Hugh of St Cher has turned out to be even more composite, so much so that it would be more correct to call the Postillator ‘Hugh’s team’ » In. B. Smalley, The Study ot the Bible in the Middle Ages, (3rd ed.) op. cit. p. xiii. Sur le travail d’équipe chez les Frères Prêcheurs voir : Y. Congar, ‘In dulcedine societatis quaerere veritatem’ : Notes sur le travail en équipe chez S. Albert et chez les Prêcheurs au XIIIe siècle, In. Albertus Magnus, Doctor Universalis : 1280-1980, ed. G. Meyer and A. Zimmermann, Mainz, 1980, p. 47-57.
«‘Hugh’ was never really one author but always a consortium. », In. R. E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, op. cit. p. 181.
R. E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, op. cit. p. 183.
Op. cit. p. 185.
B. Smalley, The Gospels in the Schools, op. cit. p. 120.
Robert E. Lerner doit cette information à L.-J. Bataillon O.P. Voir : R.E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, p. 157-189, p. 164. n. 21.
« The Postilla super Totam Bibliam survives in two versions, a longer and a shorter. The longer is printed in early editions. », In. B. Smalley, The Gospels in the Paris Schools in the Late Twelfth and Early Thirteenth Centuries : Peter the Chanter, Hugh of St Cher, Alexander of Hales, John of La Rochelle, I. In. Franciscan Studies, XXXIX. p. 230-254, p. 250.
Bruno Carra de Vaux, La constitution du corpus exégétique, In. Colloque international sur Hugues de Saint-Cher. Voir : supra.
B. Smalley, The Gospels in the Schools, op. cit. p. 119.
« Hugh’s postills, also featured interspersed ‘moralities’ – rhetorical declamations, witticisms, and barrages of interrelated scriptural citations and exempla, recommending the good and chastizing the bad – all to serve as grist for the mills of preachers. » (R. E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, op. cit. p. 185.)
B. Smalley, The Gospels in the Paris Schools, II. op. cit. p. 363.
« Utinam sic dicerent omnes Episcopi habentibus plures prebendas. Pondus enim est una prebenda si bene attenderent, sed aliud pondus est alia prebenda. Sed dicunt multi : ‘non curetis domine, date mihi multa pondera, fortis sum, bene possum portare illa’. Verum dicis fortis es, ut asinus in posterioribus, i. e. in terrenis, sed in anterioribus, i. e. spiritualibus, debilis… » In. R. E. Lerner, Poverty, Preaching, and Eschatology, op. cit. p. 170.