3. Un large éventail de sources 

Dans un certain sens, comme nous l’avons dit plus haut, les Postilles peuvent être considérées comme une version actualisée et systématisée de la Glose. Certains passages sont recopiés, d’autres retravaillés par Hugues et ses disciples, d’autres encore font l’objet d’un commentaire original. Parmi les différentes ‘gloses’, la principale source est ce que l’on désigne sous le nom « Glose ordinaire » et dont les manuscrits les plus soignés proviennent de l’école parisienne des chanoines de Saint-Victor. 148 Pourtant, il existe d’autres ‘gloses’ qui constituent la base de la Postille de Hugues. Comme Agneta Sylwan a démontré, le commentaire biblique de Pierre le Chantre - qui est à proprement parler une glose de la Glose - a exercé une influence directe sur les Postilles de Hugues. 149 De même, Hugues semble partager la conviction de Petrus Cantor dans plusieurs domaines : par exemple la nostalgie de ce dernier envers l’Eglise primitive trouve son écho dans la Postille de Hugues. 150

Un deuxième groupe de sources des Postilles est fourni par les divers commentaires, et parmi eux « l’Historia scholastica » de Pierre le Mangeur. 151 Hugues lui-même a écrit un commentaire sur l’œuvre de Petrus Comestor intitulé Postilla super « Historia scholastica », ouvrage inédit jusqu’à nos jours. 152 Pierre le Mangeur a été la source moderne la plus importante pour Hugues qui le désigne parfois nommément, ou le cite - plus souvent - anonymement. De surcroît, la méthode de travail de Hugues lors de la composition des postilles semble correspondre à la technique utilisée par Pierre le Chantre: ils ont tous les deux utilisé une Bible glosée qu’ils ont cité – et critiqué - systématiquement. De même, à l’instar de Pierre, Hugues se sert en permanence de la liturgie au même titre que du texte de l’Evangile. 153

D’autres sources utilisées par Hugues sont les Sentences de Pierre Lombard, ainsi que les commentaires sur les livres de l’Ancien Testament d’Etienne Langton. 154 Au sujet de ce dernier, notons que nombreux étaient ceux qui ont comparé les commentaires de Hugues avec ceux d’Etienne Langton et ils n’ont pas manqué de souligner le rapport substantiel entre les deux œuvres. Nous pensons en particulier aux travaux d’Avrom Saltman sur les Chroniques attestant que les postilles de Hugues ne sont qu’une variante abrégée et mise à jour des commentaires d’Etienne Langton. 155

Monseigneur Landgraf fait le même constat après l’analyse des épîtres de Paul lorsqu’il écrit : « Le Commentaire paulinien d’Hugues de Saint-Cher […] est entièrement imprégné du texte du Commentaire de Langton. » 156 M.-B. de Vaux Saint-Cyr partage cette opinion - sur la base des commentaires sur Isaïe - lorsqu’il écrit: « Une bonne partie de la Glose et de la Moralité langtonienne sur Isaïe passent dans le texte de la Postille d’Hugues. » 157 Après l’analyse du même livre biblique, Beryl Smalley constate qu’au moment de la composition des postilles Hugues a utilisé les schémas moraux de la fin du XIIe siècle associés à Etienne Langton. 158 De même, notons que Martin Morard - après une analyse du commentaire sur les Psaumes - a conclu que Hugues a fait amplement usage des distinctions langtoniennes. 159 Toutefois, Riccardo Quinto, après l’examen des Chroniques et de Ruth, nuance le tableau et démontre que Hugues en copiant Langton use toujours de son esprit critique. 160 En outre, il aboutit à un résultat surprenant en analysant les commentaires d’Etienne Langton et ceux de Hugues sur trois épîtres du Nouveau Testament (Rom. VIII. 15, I. Cor. XIII., I. Ioh. IV. 18) : Il constate l’absence absolue de dépendance entre les deux commentaires. 161 Cette expérience conduit le chercheur à conclure que les Postilles sont principalement basées sur les travaux d’Etienne Langton, mais compte tenu du grand nombre des collaborateurs de Hugues lors de la composition des Postilles (voir supra), l’influence langtonienne exercée sur Hugues doit être examinée cas par cas - sans tomber dans l’erreur de la généralisation – car à la manière de démons chassés par Jésus, Hugues peut nous dire : « Legio mihi nomen est, quia multi sumus (Mc. V. 9) «. 162

Quant à l’influence d’Alexandre de Halès sur le commentaire de Hugues, nous ferons appel, une fois de plus, à Beryl Smalley qui a analysé les commentaires des deux frères sur les Evangiles. Si une relation entre les deux textes est indubitable, il est difficile d’établir qui a emprunté à qui ? En plus, les deux oeuvres étant quasiment contemporaines, la datation ne vient pas en aide non plus. Selon Beryl Smalley, si Hugues cite deux fois nommément Alexandre dans ses commentaires sur les Evangiles, il ne tire pas sa source du commentaire d’Alexandre. Au contraire, une étude méticuleuse faite par J. H. A. van Banning prouve le contraire : dans son commentaire, Alexandre de Halès citerait Pseudo-Chrysostome par le biais de Hugues. 163 En guise de conclusion, Beryl Smalley formule une hypothèse, selon laquelle ou bien Alexandre de Halès emprunte à Hugues, ou bien ils puisent dans une source commune que nous ne connaissons point. De même, elle conjecture qu’Alexandre aurait pu réviser son commentaire – commencé lorsqu’il était encore maître séculier - avec l’aide de Hugues après son entrée dans l’Ordre des Frères Mineurs en 1236, au moment où Hugues quitte l’Université. 164

Ajoutons à cette panoplie de sources deux autres auteurs médiévaux. Selon une étude récente, Hugues connaissait certainement le commentaire du doyen de Salisbury - Decanus Sarisberiensis - qui était probablement Richard Poore. 165 De même, Beryl Smalley a attiré l’attention sur le fait qu’une œuvre de Jean Scot Erigène - le Periphyseon - fait une entrée inattendue et unique dans la Postille. 166

Quant aux sources patristiques, nous n’en parlerons guère, car dans son commentaire Hugues les cite abondamment, et citer Augustin, Jérôme, Anselme, Ambroise ou Grégoire le Grand relevait d’une pratique séculaire. Le Père Bataillon fait remarquer que dans son commentaire Hugues s’inspire fortement de ce dernier, qu’il semble vénérer particulièrement. 167 En revanche, la nouveauté de Hugues consistait à introduire dans son commentaire des citations de saint JeanChrysostome et de saint Bernard en nombre significatif. Notons en particulier que les Homélies de l’Evangile de Jean, œuvre de Jean Chrysostome, font une apparition inattendue – sous forme de citations -dans la Postille de Hugues. 168 Finalement, notons au passage que parmi les auteurs païens on trouve à côté de Sénèque, souvent évoqué, quelques citations d’Aristote.

Notes
148.

Dans son article B. Smalley démontre que lors de la composition des Postilles Hugues a emprunté à André et à Hugues de Saint-Victor, ainsi qu’à Guillaume d’Auvergne (Some Thirteenth-Century Commentaries on the Sapiential Book, In. Dominican Studies, II (1949), p. 318-355, en particulier p. 341-343).

149.

Agneta Sylwan, Pierre le Chantre et Hugues. Contribution à l’étude de leurs sources. In. Colloque international sur Hugues de Saint-Cher , voir : supra. Ricardo Quinto est arrivé à la même conclusion en examinant le commentaire moral des Postilles sur le Lévitique (chap. XXV).

150.

B. Smalley, The Gospels, op. cit . p. 139.

151.

Constat de Patricia Stirnemann au Colloque international sur Huges de Saint-Cher. Voir : supra.

152.

Comme nous avons noté plus haut, deux éditions sont en préparation.

153.

B. Smalley, The Gospels, op. cit. p. 128.

154.

Voir : Ricardo Quinto, ‘Doctor Nominatissimus’, Stefano Langton (†1228) e la tradizione delle sue opere, Aschendorff, Münster i. W. , 1994.

155.

Voir : A. Saltman (ed), Stephanus de Linguatonata – Commentary on the Book of Chronicles, Bar-Ilan University Press, Ramat-Gan, 1978, p. 44-46. Néanmoins, Riccardo Quinto fait observer que Hugues copie uniquement la partie littérale du commentaire d’Etienne Langton. In. Riccardo Quinto, The Influence of Stephen Langton on the Idea of the Preacher in the De eruditione praedicatorum of Humbert of Romans and the Postille on the Scriptures of Hugh of Saint-Cher, in. K. Emery, Jr. and J. Wawrykow, Christ among the Medieval Dominicans, Representations of Christ in the Texts and Images of the Order of Preachers, Notre Dame, Indiana, 1998, p. 49-91, p. 53.

156.

A.-M. Landgraf, Introduction à l’histoire de la littérature théologique de la scolastique naissante, éd. française par les soins de A. M. Landry et L. B. Geiger, Montréal-Paris, 1973, p. 170. 

157.

M.-B. de Vaux Saint-Cyr, Les deux commentaires d’Etienne Langton sur Isaïe, p. 236. In. Revue des sciences philosophiques et théologiques, XXXIX (1955), p. 228-236.

158.

B. Smalley, A Commentary on Isaias by Guerric of St Quentin O.P. p. 390, In. Studi e Testi (Vatican City), CXXII, p. 383-397.

159.

Martin Morard, La Postille sur les Psaumes, In. Colloque international sur Hugues de Saint-Cher. Voir : supra.

160.

« We can say that although Hugh’s commentary clearly depends on that of Stephen, he never copies it in an uncritical way. Through the information that he finds in the older commentators, and chiefly in Langton, he builds up his own personal work. » In. Riccardo Quinto, The Influence, op. cit. p. 55

161.

« In all these texts, I did not find the strict dependence of Hugh on Stephen which the claims of earlier scholars had led me to expect. » In. R . Quinto, Hugh of St.-Cher’s Use of Stephen Langton, p. 285. In. Medieval Analyses in Language and Cognition, Acts of the symposium ‘The Copenhagen School of Medieval Philosophy’, January 10-13, 1996, edited by Sten Ebbesen and Russel L. Friedman, Historisk-filosofiske Meddelelser 77, _Copenhagen, 1999, p. 281-300, p. 285.

162.

« [Postilla] is firmly based on the best results on Langton’s work… So, claims about Hugh’s dependence on Stephen for the content of his exegesis must be checked case by case, and we must be careful, because – like the devil cast out by Jesus (Mk 5, 9) – our cardinal can say : « My name is Legion, for we are many », In. R. Quinto, Hugh of St.-Cher’s Use of Stephen Langton, art. cit. p. 290-291. C’est la conclusion même de l'étude citée de Robert E. Lerner qui remarque que nous devrions mettre le nom de Hugues entre guillemets lorsqu’on parle de « ses » Postilles, et il en résulte que l’attitude de « l’auteur » vis-à-vis de « ses » sources peut changer d’une part du commentaire à l’autre. (R. E. Lerner, Poverty, Preaching and Eschatology, op. cit. p. 181-183.) Voir également: B. Smalley, The Study of the Bible, op. cit. p. XIII.

163.

La conclusion de la thèse doctorale inédite de J. H. A. van Banning est citée par B. Smalley, The Gospels, op. cit. p. 124.

164.

B. Smalley, The Gospels, op. cit. p. 122-123.

165.

Voir : Athanasius Sulavik, La Postille sur Baruch et Jonas, In. Colloque international sur Hugues de Saint-Cher. Voir : supra.

166.

B. Smalley, The Gospels, op. cit. p. 130.

167.

L.-J. Bataillon, Un sermon de saint Thomas d’Aquin sur la parabole du festin, In. L.-J. Bataillon, La prédication au XIIIe siècle en France et en Italie, (Variorum), Norfolk, 1993, XVI. p. 451-456.

168.

B. Smalley, The Gospels, op. cit. p. 129.