a) Le Commentaire des Sentences

Au début du XIIIe siècle, les méthodes de la théologie, en tant que science, étaient encore amorphes. Les grandes oeuvres théologiques de l’époque sont nées par les voies et les procédés d’une étude de texte. Ainsi jusqu’au début du XIIIe siècle la théologie est principalement un commentaire. 185 La tradition voulait qu’un commentaire se soit formé progressivement autour de la sacra pagina et ait constitué à son tour un corpus – les sentences – contenant des énoncés autorisés. Ensuite, c’est en commentant les Sentences du Lombard que les théologiens ont affiné leur approche et ont développé la méthode de la « question originale » ou du « problème original ». 186

Ce développement de la théologie à travers les commentaires des Sentences a étéanalysé par John Fisher qui a distingué trois grandes périodes. La première, dit-il, s’étend de la mort de Pierre Lombard jusqu’à la fin du XIIe siècle et elle est caractérisée par les copies glosées des manuscrits des Sentences. Dans la deuxième phase - jusqu’à 1225 environ - apparaissent des commentaires courants des Sentences. Enfin, la troisième période manifeste une grande indépendance vis-à-vis du texte à commenter et témoigne d’une large contribution originale de la part de l’auteur au traitement de la question. 187

Le commentaire des Sentences de Hugues - écrit entre 1230-32 - représente le passage entre le deuxième et le troisième état du développement de la théologie : c’est un commentaire continu où les idées originales ne font pas défaut. Dans cette période, Guillaume d’Auxerre - maître de Hugues - avait un rôle déterminant tout comme quelques frères contemporains de Hugues - tels les franciscains Alexandre de Halès et Eudes Rigaud ou le dominicain Roland de Crémone – qui sont intervenus à leur tour dans des questions théologiques. Avant l’époque de Hugues, selon les termes du Père Chenu, la théologie « argumentative » ne débordait pas son donné et les théologiens ont simplement annexé cette « théologie-science » aux méthodes en cours : les procédés textualistes. 188 C’était la période d’incubation de la théologie en tant que science. Le commentaire des Sentences de Hugues marque une étape décisive dans le progrès de la théologie : c’est un texte continu avec d’importants apports originaux ; de surcroît, il est unique entre 1226 et 1240, période pendant laquelle les commentaires devinrent classiques. 189

Le principal mérite de Hugues consiste dans l’arrangement et l’articulation logique de son commentaire. Cette nouvelle forme fut nécessaire afin d’assurer la liberté à l’égard du texte de Pierre Lombard et pour permettre de poser des questions théologiques fondamentales. En revanche, si Hugues excelle dans l’arrangement logique du commentaire, il emploie très peu les concepts de la philosophie aristotélicienne, même s’il tente de faire usage des principes rationnels d’origine augustinienne. 190 En effet, l’activité de Hugues se situe dans une période où la logique et ses principes ont déterminé l’exposition de la vérité révélée. Cette logique a gardé sa position privilégiée jusqu’à la période d’Albert le Grand. 191

Nous pouvons d’ores et déjà déclarer que Hugues de Saint-Cher fut une figure représentative entre 1230-35, pendant son enseignement à Paris. Cette période précède directement la généralisation de la philosophie aristotélicienne dans la théologie. Cette théologie n’était point dépourvue d’outils rationnels dans son approche spéculative-philosophique : un outil important - comme nous avons vu - fut la logique, enseignée à la faculté des Arts, constituant des études préalables aux cours de théologie. Selon John Fisher, pour un théologien cette approche - basée sur la logique et sur une méthode de systématisation très élaborée - constituait une étape préparatoire pour le degré supérieur : la compréhension métaphysique des problèmes. 192 Pour terminer, notons les propos du père Chenu qui a décrit « le travail de la théologie médiévale des XIIe et XIIIe siècles comme le passage progressif de la dialectique à la science, en observant de suite que, si continu soit-il, techniquement et historiquement, ce passage implique une dénivellation, un changement de plan capital, car de la dialectique, modeste art libéral du trivium, qui n’était en définitive qu’une technique d’élaboration verbale et conceptuelle, on passe à une philosophie de l’esprit, qui, au-delà des formulaires rationnels, comporte une connaissance du monde et de l’homme. » 193

Notes
185.

Voir : M.-D. Chenu, La théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, 1943, p. 13-14.

186.

Voir : Artur Landgraf, Sentenzenglossen des beginnenden 13. Jahrhunderts, In. Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale X (1938), p. 36-55. p. 55.

187.

J. Fisher, Hugh of St Cher and the development of the mediaeval theology, In. Speculum, XXXI (1956), p. 57-69, p. 58-59.

188.

M.-D. Chenu, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, 1943, p. 38.

189.

« Hugh of St Cher’s commentary bridges this gap of fourteen years and largely sets the precedent for the methodological procedure found in the great classical commentaries of Albert the Great, Thomas Aquinas, and Bonaventure. » J. Fisher, Hugh of St Cher and the development of the Mediaeval Theology, In. Speculum XXXI (1956), p. 57-69, p. 59.

190.

J. Fisher, Hugh of St Cher, art. cit. p. 61-62. L’auteur écrit : « Hugh was fully conversant with the science of logic, a systematic logic with definite and clear terminology. » (Art. cit. p. 62.)

191.

 E. Gilson mentionne le nom de Guillaume d’Auxerre, Guillaume d’Auvergne et de Philippe de Chancelier parmi les théologiens qui ont utilisé la philosophie avant Hugues dans leurs raisonnements théologiques. (E. Gilson, La philosophie au Moyen Age, Paris, 1947, p. 414-415.)

192.

J. Fisher, Hugh of St. Cher and the development of mediaeval theology, art. cit. p. 69.

193.

M.-D. Chenu, La théologie, op. cit. p. 15-16