1. Panorama des centres de prédication européens

Parmi les centres français, Lyon et son couvent dominicain fut un véritable foyer de la production des matériaux de prêche. David d'Avray souligne que l'importance de Lyon dans l'histoire de la prédication est nettement plus grande que dans l'histoire intellectuelle. Preuve à l'appui, il désigne les trois frères dominicains ayant produit des instruments de travail pour la prédication: Etienne de Bourbon, Humbert de Romans et Guillaume Peyraut. 366 Etienne de Bourbon (†1261) passa une grande partie de sa vie au couvent de Lyon, le seul auquel il fut attaché malgré les déplacements fréquents dus à son activité de prédicateur itinérant. Sa collection d'exempla était une aide précieuse pour la composition des sermons. 367 Humbert de Romans(†1277), nommé provincial de France et maître général de l'Ordre dominicain, fut l'auteur du De eruditione praedicatorum, un traité comprenant des sermons modèles de grande importance, adressés «à tous les gens» et prévus «pour toute circonstance». 368

Guillaume Peyraut(† vers 1271), pour sa part, fut le seul parmi les trois dominicains lyonnais à avoir rédigé une collection de sermons modèles proprement dits. 369 Contemporain de Hugues de Saint-Cher, il naquit en Ardèche avant 1200, et devint frère Prêcheur avant 1231 probablement à Lyon. Néanmoins, la similitude entre sa vie et celle de Hugues de Saint-Cher s'arrête là, car Guillaume Peyraut n'eut aucun grade académique ; au lieu de se vouer à l'enseignement, il se consacra en priorité à l'objectif principal de son Ordre: la prédication. 370 Dans cette optique, outre sa célèbre Summa de vitiis et virtutibus, il composa deux séries de sermons de tempore et de sanctis. Parmi ces deux séries, les sermons du temps ont connu une diffusion plus importante: quelque 50 manuscrits contenant les sermons des évangiles ont été conservés, tandis que le nombre des témoins contenant les sermons des épîtres s'élève à 110 environ. 371 Albert Lecoy de la Marche reconnaît dans les oeuvres de Guillaume des sermons modèles lorsqu'il écrit que ces épîtres portant sur toute l'année liturgique «paraissent n'être que des thèmes ou des résumés, bien qu'assez long encore.» Il ajoute que les sermons des évangiles «attestent plus d'érudition que d'éloquence: on y voit des citations de Cicéron, de Sénèque, de Pierre le Vénérable, etc.» 372 Les sermons de Guillaume Peyraut ont souvent été attribués à Guillaume d'Auvergne, aussi ont-ils été pour la plupart imprimés dans les Opera omnia de ce dernier. 373 L'attribution des ces sermons à Guillaume Peyraut, soutenu par Echard, a été confirmée par Lecoy de la Marche. 374 Notons enfin que les sermons de Guillaume dépendent de l'œuvre exégétique de Hugues de Saint-Cher; en effet, pour composer ses sermons, Guillaume a utilisé les adaptations patristiques figurant dans les Postilles de Hugues. 375 Suivant cette piste, il serait intéressant de démontrer s'il existe une relation semblable entre les recueils de sermons modèles des deux confrères.

Si désormais on élargit l'examen à l'échelle européenne, il convient en premier lieu de noter la ville d'Oxford, même si celle-ci fut davantage un foyer de la prédication universitaire - et par conséquent de la vie intellectuelle - qu'un véritable centre de production de sermons modèles. 376 Parmi les rares auteurs, on peut citer Jean de Galles qui produisit d'importants matériaux à l'usage des prédicateurs ; mais même dans son cas on ne peut affirmer avec certitude que ses sermons modèles aient été composés durant son séjour à Oxford. Outre les sermons de Jean de Galles, il faut aussi mentionner les collationes du franciscain Jean Pecham, qui pourraient avoir été composées en Angleterre. 377

A la différence de l'Angleterre, l'Allemagne et l'Italie n'ont point excellé sur le plan de la théologie au XIIIe siècle ; en revanche, elles l'ont largement dépassée en matière de production de collections de sermons. Parmi les prédicateurs allemands, la figure de proue est incontestablement Berthold de Ratisbonne qui - outre sa popularité de rhéteur dans sa propre langue - rédigea des collections de sermons en latin. 378 Notons également un autre prédicateur franciscain, Conrad Holtnicker, qui composa de nombreuses séries dont une de dominicalibus evangeliis et epistolis. 379 Ce parcours rapide montre que même si la production de sermons modèles allemands est peu abondante, avec ses collections propres et compilées l'Allemagne a sa place parmi les autres centres de prédication. 380

Quant à la production oratoire italienne, elle est relativement peu abondante par rapport à celle de la France. 381 Le Père Bataillon rappelle que tandis que les sermons rédigés en France se comptent par milliers, en Italie on doit se contenter de la production homilétique d'une dizaine de prédicateurs mendiants et de quatre séculiers. 382 De même, la composition de la documentation homilétique italienne est différente de celle de l'Hexagone : tandis qu'en France on trouve en plus des sermons modèles de nombreuses reportationes, il n'existe en Italie que la première catégorie de documents, lesquels sont des instruments de travail à l'usage d'autres prédicateurs. 383 Parmi les auteurs mendiants, l'on trouve une pléiade de dominicains, tels Thomas Agni de Lentini, Bartolomeo di Vincenza, Jacques de Bénévent, Jacques de Voragine, Ambrogio Sansedoni, Remigio de' Girolami, Aldobrandino Cavalcanti, Aldobrandino da Toscanella, Reginaldo da Piperno et - à la fin de notre période - Giordano de Pisa. La liste des franciscains - plus courte, mais non moins imposante - contient Antoine de Padoue, Luc de Bitonto, Bonaventure d'Iseo et Servasanctus da Faenza. 384 Parmi ces nombreux prédicateurs, le Père Bataillon s'est intéressé en particulier à Aldobrandino Cavalcanti, Thomas d'Agni de Lentini, et Ambrogio Sansedoni pour les frères Prêcheurs, et à Servasanctus de Faenza et Matteo d'Aquasparta pour les franciscains. Les recueils de ces auteurs sont clairement destinés à l'usage des autres prédicateurs, comme en témoignent des notes figurant dans les sermons, telles 'Circa ista potes multipliciter negociari', ou 'Multa alia potes dicere'. 385 Selon le Père Bataillon, ces collections de sermons modèles permettent de connaître les principaux thèmes développés au moment de la prêche. Néanmoins, si elles dévoilent l'enseignement religieux dispensé par les prédicateurs, elles ne permettent pas d'en apprendre davantage de la prédication effective. C'est le cas des sermons d'Aldobrandino Cavalcanti et de Thomas Agni de Lentini que le Père Bataillon juge en outre «trop schématiques». En revanche, les collections de sermons modèles de Servasanctus de Faenza et d'Ambrogio Sansedoni empruntent un ton plus vif et l'analyse intra-textuelle permet de supposer que les sermons furent adressés à un auditoire clérical. 386

Parmi les prédicateurs italiens il existe des figures de proue dotées d'une véritable éloquence, tels les franciscains Antoine de Padoue et Bonaventure, ce dernier ne faisant pas l'objet de notre étude, car son activité - située peu après notre période - est liée en grande partie à Paris. 387

Antoine de Padou, pour sa part, est probablement né vers 1188. Vers 1210 il entre chez les chanoines réguliers pour devenir frère mineur dès 1220. Il prêche d'abord en Italie à partir de 1221, puis en France de 1225 à 1227. Il aurait composé ses Sermones dominicales entre 1227 et 1228 et aurait entamé en 1230 la rédaction des ses Sermones festivi qu'il n'avait pas encore terminé à sa mort survenue en 1231. 388 Notons tout de même que les dates de composition des sermons antoniens sont sujettes à caution, car selon les éditeurs de l'œuvre oratoire d'Antoine, le prédicateur franciscain aurait dans les dernières années de sa vie retravaillé ses sermons du dimanche dans la ville de Padoue et parallèlement à cette tâche il aurait également amorcé la rédaction de ses sermons sur les fêtes. 389

Certes, Antoine de Padoue sort, de par son talent oratoire, du rang des prédicateurs italiens; néanmoins, la recherche d'un centre de prédication qui pourraient rivaliser avec Paris s'avère quasiment infructueuse. Ainsi, l'enquête menée par David d'Avray atteste que seule Florence s'illustre en Italie par sa production oratoire. En effet, le petit noyau florentin est composé des frères dominicains Giordano de Pisa, Remigio de Girolami et Aldobrandino Cavalcanti, tandis que Servasanctus de Faenza est le seul prédicateur de Florence appartenant à l'Ordre des frères Mineurs. 390

Au bout de ce panorama des centres de prédication européen du XIIIe siècle, nous constatons avec David d'Avray que Florence et Lyon sont les deux centres européens comparables - de loin - avec l'importance de Paris. 391 De loin, car plusieurs prédicateurs lyonnais et florentins ont passé au moins une période de leur vie à l'Université de Paris. 392

Notes
366.

«The combination of these three men makes Lyons an important centre for the history of preaching. Lyons also had a respectable studium, but it was not among the clusters of studia which came immediately after Paris in the pecking order of Dominican intellectual centres. Its significance for preaching history is much greater than its importance for intellectual history.» (D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 149)

367.

D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 147.

368.

Humbert de Romans, De eruditione praedicatorum, In. Humbertus de Romanis, Opera de vita regulari, éd. J.-J. Berthier, t. II. Rome, 1889. Sur les œuvres de Humbert de Romans, voir: T. Kaeppeli et E. Panella, Scriptores Ordinis Praedicatorum, Rome, 1970-93, vol. II. 287-88.

369.

D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 148-149.

370.

J. Longère, La prédication médiévale, EA, Paris, 1983, p. 111.

371.

Schneyer, Repertorium, t. II, p. 533-575. Voir aussi: Th. Kaeppeli, Scriptores, II, (1975), n. 1623, p. 143-147.

372.

A. Lecoy de la Marche, La chaire française, op. cit. p. 130.

373.

Opera omnia, éd. de Paris-Orléans, 1674, (reproduction, Francfort-sur-le-Main, 1963,) t. 2, p. 1-476. (J. Longère, La prédication médiavale, op. cit. p. 111)

374.

A. Lecoy de la Marche, La chaire française, op. cit, p. 130.

375.

J. Longère, La prédication médiévale, op. cit. p. 185.

376.

«[…] even if the Franciscan and Dominican houses at Oxford do not appear to have been centres for the production of model sermon collections, their members are prominent in university preaching. […] In the end, however, one has to come back to the contrast between England's great importance in the intellectual life of the mendicant orders at this time, and the rather slight contribution of English friars to the production of model sermons.» (D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 151)

377.

D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit, p. 151.

378.

Schneyer, Repertorium, t. I. p. 472-504.

379.

Schneyer, Repertorium, I. p. 748-791. David d'Avray rappelle que Conrad Holtnicker (appelé aussi Conrad de Saxe) a utilisé un recueil de sermons franciscain de tempore afin de composer ses collections de sermons modèles (D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit, p. 153.)

380.

Davaid d'Avray écrit: «German Dominicans hardly bulk large in the history of thirteenth-century model sermon collections. Nevertheless, Berthold and the other Franciscans are enough to put Germany on the map of the thirteenth-century preaching movement. Certainly, Germany imported preaching materials, but it produced its own as well.» (D. d'Avray, The preaching of the Friars, op. cit. p. 154)

381.

Sur ces prédicateurs italiens, voir en particulier: C. Delcorno, La predicazione nell'età communale, Florence, 1974, p. 22-35; L. J. Bataillon, La predicazione dei religiosi mendicanti del secolo XIII nell'Italia Centrale, In. Mélanges de l'Ecole Fançaise de Rome. Moyen Age - Temps modernes. 89/2 (1977), p. 691-94.

382.

«Quando si fa la comparazione dell'Italia centrale e di Parigi, la prima casa che colpisce è la differenza di documentazione. Per Parigi, abbiamo migliaia di testi; per la regione toscano-laziale, soltanto le opere di cinque o sei domenicani, più meno lo stesso numero di francescani, e quattro secolari: i Papi Innocenzo III, Onorio III, forse Niccolo III e l'archivescovo di Pisa, Federico Visconti.» (L.-J. Bataillon, La predicazione dei religiosi mendicanti, art. cit. p. 691.)

383.

«D'altrove, per Parigi, abbiamo molte riportazioni di sermoni predicati in latino o in francese; […] abbiamo anche molte raccolte composte per l'uso dei sacerdoti o dei frati meno abili. […] Per l'Italia, abbiamo quasi soltanto raccolte del secondo tipo.» (L.-J. Bataillon, La predicazione dei religiosi mendicanti, art. cit. p. 692.)

384.

D. d'Avray, The preaching of the Friars, op. cit. p. 155.

385.

L.-J. Bataillon, La predicazione dei religiosi mendicanti, art. cit. p. 693.

386.

«Tutto il resto che abbiamo per l'Italia centrale nella maggior parte del Duecento consiste in raccolte di sermoni preparati per altri. […] E molto probabile che, con queste raccolte destinate ad altri, abbiamo una idea abbastanza giusta dei temi maggiori proposti ai fedeli e dunque della catechesi nelle sue linee essenziali, ma, salvo il caso di Servasanto e forse di Ambrogio Sansedoni, non abbiamo una idea concreta dello stilo oratorio vivo, con allusioni al tempo, esempi, proverbi, ne della durata, ne della gente che ascoltava. Per questa ultima questione, se le raccolte di Aldobrandino Cavalcanti o di Tommaso da Lentini sono troppo schematiche per ricavarne qualche indicazione, le prediche di Servasanto con tutte le sue citazioni classiche et quelle del Sensedoni con l'influenza di S. Tommaso, sembrano destinate a auditori gia abbastanza colti.» (L.-J. Bataillon, La predicazione dei religiosi mendicanti, art. cit. p. 69-84.)

387.

Néanmoins, nous traiterons brièvement de Bonaventure plus loin, à propos des frères Mineurs de Paris.

388.

J. Longère, La prédication médiévale, op. cit. p. 98. Pour la liste des sermons, voir: Schneyer, Repertorium, t. I., p. 314-325.

389.

Sancti Antonii Patavini Sermones dominicales et festivi ad fidem codicum recogniti, ed. et coadiuvante B. Costa, L. Frasson, I. Luisetto, P. Marangon, 3. vol., Padova, 1979. Sur les sermons d'Antoine de Padou, voir aussi: Le fonti e la teologia dei sermoni antoniani. Atti del congresso internazionale di studio sui «sermones» di S. Antonio di Padova (Padova, 5-10 ottobre 1981), ed. A. Poppi, (Centro Studi Antoniani, 5),

Padova, 1982

390.

D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 156-58. L'auteur souligne l'importance de Florence avec ces mots: « It is the only town in Italy, or indeed in Europe, which rivals the importance of the northern university town in the history of thirteenth-century preaching - even though Florence did not have a university at all in this period.» (Idem, p. 156).

391.

« […] two centres, Florence and Lyons, can bear comparison with Paris as centres for the production of sermons and preaching aids.» (D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 158.)

392.

Parmi les frères lyonnais, Etienne de Bourbon et d'Humbert de Romans firent leurs études à Paris, tandis que parmi les frères florentins, les dominicains Remigio de Girolami et Giordano da Pisa, ainsi que le franciscain Servasanctus de Faenza eurent des relations parisiennes. (D. d'Avray, The Preaching of the Friars, op. cit. p. 159-160)