I. Des distinctions qui structurent les sermons

L'importance des distinctions dans les sermons de Hugues de Saint-Cher 433 se manifeste au premier abord par leur grand nombre : quelque 500 distinctions dans les 126 sermons examinés, soit 4 distinctions en moyenne par sermon. 434 Bien entendu, ce dernier chiffre dissimule une grande disparité, certains sermons contenant plus de dix distinctions, d'autres n'en ayant aucune. 435 De plus, la véritable importance des distinctions ne réside pas dans leur nombre, mais dans leur fonction structurante au sein des sermons. Dans ce qui suit, nous nous proposons d'examiner cette place organique des distinctions dans la structure des sermons.

La prédication au XIIIe siècle obéit à des règles strictes qui consistent à commenter un seul verset de l'évangile du jour, à la différence des sermons patristiques qui expliquaient en entier une péricope. 436 En adoptant cette méthode de composition fondée sur un verset scripturaire thématique, Hugues se contente en général dans ses sermons de commenter un ou deux versets. De plus, son œuvre oratoire rappellent fort un certain type de sermons modèles qui «ne sont plus désormais transmis que sous la forme de schémas compacts, qui donnent seulement les articulations du plan, et la confirmation des différentes parties du texte par des autorités, principalement scripturaires.» 437 En effet, les sermons de Hugues sont condensés, souvent squelettiques,et ressemblent à des plans susceptibles d'être complétés ultérieurement au moment du prêche. Examinons donc la structure de ces sermons modèles, en portant un regard attentif sur la technique de distinction.

  1. Le schéma général des sermons de Hugues de Saint-Cher ne correspond pas totalement au schéma recommandé par les Artes praedicandi : Hugues a tendance à diviser ses sermons en 4 parties principales (bien entendu, il s'agit d'une moyenne) face à la division traditionnelle en trois parties.Voir: Th. -M. Charland (éd), Artes praedicandi. Contribution à l'histoire de la rhétorique au Moyen Age, (Publication de l'Institut d'Etudes médiévales d'Ottawa, VII), Paris, Ottawa, 1936, p. 150-52. Le schéma de Hugues est souvent assez simple : le sermon typique est alors divisé en 3, 4  ou 5 parties principales, chacune d’entre elles étant construite sur la base d’une distinction qui peut comprendre de 3 à 5 membres.On trouve par exemple ce schéma dans les sermons 6, 18, 26, 50, 51, 68, 69, 77, 88, 100, 102, 118, 122, 123 et 125. Citons à titre d'exemple un sermon pour le 16ème dimanche après la Pentecôte (Nemo potest duobus dominis servire, Mt. VI. 24).Sermon 94.Ici, Hugues commence par rappeler que Dieu et le diable sont tous les deux appelés 'seigneurs' de l'homme. Ensuite, il précise dans une première distinction les raisons pour lesquelles Dieu est considéré comme le maître de l'homme, et il énumère dans une deuxième distinction les raisons se rapportant au diable. Enfin, les deux dernières distinctions mettent en opposition le service de Dieu et le service du diable. Ce sermon typique avec un schéma simple et logique contient un bref prologue, ainsi que 4 distinctions se divisant chacune en 3 parties. Bien entendu, les membres des distinctions sont appuyés par des autorités - dans ce cas - uniquement bibliques. 71 sermons - soit 56% de la collection sermones de evangeliis de Hugues de Saint-Cher - suivent cette composition rigoureuse.Il s'agit des sermons suivants: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13, 14, 17, 19, 20, 22, 24, 25, 26, 28, 31, 35, 36, 37, 40, 41/c, 43, 44, 46, 47, 48, 50, 51, 52, 55, 56, 59, 60, 61, 62, 68, 69, 70, 71, 72, 75, 78, 79, 81, 86, 88, 91, 93, 94, 95, 98, 99, 100, 104, 105, 106, 108, 111, 114/a, 115, 118, 121, 122, 123 et 125.
  2. Lorsque la division principale du sermon comporte plus de cinq parties, Hugues de Saint-Cher a tendance à adopter une autre structure : il évite les subdivisions de sorte que le sermon contiendra une seule distinction. Cette homélie sera donc relativement courte avec un schéma simple. Ce faisant, Hugues maintient un équilibre à l'intérieur du sermon : en effet, la structure de celui-ci serait alourdie si elle contenait un niveau supplémentaire de divisions. Dans un sermon pour le 14ème dimanche après la Pentecôte (Beati oculi qui vident que vos videtis, Lc. X. 23),Sermon 89. Hugues développe le thème en exposant les raisons pour lesquelles l'homme doit regarder le Christ, en particulier le crucifix, signe de la Passion. Ici, les huit arguments forment une seule distinction longue qui constitue l'ensemble du sermon. On retrouve le même schéma dans dix sermons, soit 8% de la collection examinée.Ce sont les sermons 18, 21, 27, 49, 64, 83, 89, 92, 116 et 117. Notons au passage que les deux structures de sermon que l'on vient de présenter et que Hugues  utilise souvent pour composer ses homélies correspondent en substance à l'analyse faite par le Père  Bataillon sur les sermons du XIIIe siècle en général.Le Père Bataillon écrit: «The inner structure of the sermon may be more or less sophisticated, but the general plans are often quite simple, consisting of three or four parts with a similar number of subdivisions, but rarely with subdivisions of subdivisions. When the principal parts are more numerous they are not normally subdivided.» (L. J. Bataillon, Approaches to the Study of Medieval Sermons, In. La prédication au XIIIe siècle en France et en Italie, (Variorum), Norfolk, 1993, I. p. 19-35, p. 29.)
  3. Certains sermons sur les évangiles de Hugues n'entrent pas dans le cadre de ces deux catégories fondamentales. Ils sont alors divisés en nombreuses parties qui constituent souvent autant de distinctions. C'est le cas des sermons où le thème est développé de manière linéaire de telle sorte que les termes du passage biblique sont commentés successivement - annoncés par 'sequitur' -, comme on le voit dans les reportations des années 1210.Cette technique correspond à la recommandation des premiers Artes praedicandi. (N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 143.) L'exemple le plus frappant est un sermon du Carême (Respice, fides tua te salvum fecit, Lc. XVIII. 42)Sermon 30. racontant la scène où Jésus guérit un aveugle assis au bord du chemin vers Jéricho. Ici, Hugues reprend quatorze fois le terme 'respicere' afin de diviser le sermon en autant de parties principales et pour rappeler que l'homme doit considérer (respicere) soi-même, son prochain, les attributs de Dieu, la croix, son Dieu, la justice de Dieu, ses péchés, les caractères et les qualités des péchés, les peines, l'enfer, le paradis et le monde. Bien entendu, chacune de ces parties principales fait l'objet d'une distinction avec trois subdivisions. Le développement de ce sermon est donc basé sur un mot du thème à l'impératif - respice - que l'auteur utilise comme leitmotiv dans une longue série de distinctions. Ce type de construction apparaît sous sa forme pure dans 8 sermons, soit 6% de la collection.Voir les sermons 9, 30, 53, 90, 97, 102, 107 et 113.
  4. Contrairement à l'exemple que l'on vient de citer, il arrive que le nombre des parties principales d'un sermon soit réduit à un ou deux ; celles-ci en revanche font l’objet de nombreuses subdivisions. Ainsi, dans le 4ème sermon après la Pentecôte (Erant appropinquantes publicani et peccatores, Lc. XV. 1),Sermon 65. la division du verset thématique conduit à un  plan en deux parties. Dans la première, Hugues interprète les publicains et les pécheurs respectivement comme les peccatores qui manifestent leurs péchés et ceux qui les cachent. Sans exploiter davantage cette  explication, il énumère aussitôt dans une longue distinction les neuf manières dont tous ces pécheurs s'approchent de Jésus, en utilisant une série de comparaisons. Dans la deuxième partie du sermon, Hugues commente la deuxième partie du thème (ut audirent illum) sous forme d'une distinction contenant cinq subdivisions. Les sermons de ce type, où les distinctions sont en nombre limité - une ou deux - mais relativement longues, sont plus fréquents que ceux de la catégorie précédente dans le recueil de Sermones de Hugues : les seize sermons appartenant à cette catégorie constituent 12% de la collection.Il s'agit des sermons 10, 29, 33, 34, 38, 54, 58, 65, 79, 84, 94/a, 101, 110, 112, 120 et 126.
  5. Dans les cas examinés jusqu'ici, les 'parties principales' du sermon correspondaient toujours à une distinction. Si ce procédé est largement prépondérant, il arrive parfois qu’un sermon présente tantôt des développements continus, tantôt des distinctions et que ces deux types de développement se suivent en alternance. Ce schéma complexe est fréquent ; en vérité, la plupart des homélies commencent par une interprétation spirituelle de la lecture du jour et continuent par une série de distinctions. Aussi avons nous décidé de classer dans cette catégorie à part les sermons dans lesquels nous avons constaté une alternance ou une imbrication complexe des commentaires spirituels et des distinctions. Ainsi, le 4ème sermon du Carême (Erat autem proximum Pascha, Io. VI. 4)Sermon 39. se distingue non seulement par sa longueur exceptionnelle (il s'agit du sermon le plus long de la collection), mais aussi par sa complexité. Ici, au lieu de développer le thème de la multiplication miraculeuse des pains, Hugues interprète les cinq pains d'orge comme les différentes étapes de la pénitence : la contrition du cœur, la confession par la bouche et les trois parties de l'accomplissement des œuvres, à savoir le jeûne, l'aumône et la prière.Sur l'interprétation des cinq pains d'orge, voir aussi: N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 152-153. De même, les deux poissons sont interprétés comme la crainte et l'espérance. Ce schéma, simple en soi, acquiert sa véritable complexité par les commentaires  continus qui enchevêtrent les cinq distinctions de base. Dix sermons se conforment stricto sensu à cette catégorie, soit 8 % de la collection.Ce sont les sermons 15, 18, 32, 39, 73, 42, 63, 74, 77 et 103. Rappelons derechef que les commentaires continus selon le sens spirituel jalonnent la plupart des sermons et jouent un rôle complémentaire de celui des distinctions. Ainsi, même dans les sermons où les distinctions occupent une place prépondérante, on retrouve la trace de ces interprétations spirituelles continues.
  6. Signalons enfin certains sermons trop courts de la collection analysée. Squelettiques, ces bribes de sermons n'ont qu'une seule partie principale et ne contiennent qu'une seule distinction au maximum. Ce sont souvent des sermons «Item de eodem» qui complètent le sermon du même dimanche généralement plus long. Leur caractère incomplet se révèle également dans les références situées à la fin de ces sermons, du type «de hac materia quere supra in sermone…». Dans notre étude, nous ne nous intéresserons pas à ces sermons, bien qu'ils soient relativement nombreux : treize homélies, soit 10% de la collection.Il s'agit des sermons suivants: 23, 41/a, 41/b, 45, 57, 66, 76, 82, 87, 96, 109, 119 et 124.

Cette analyse nous permet de constater l'omniprésence de la technique de la distinction dans les sermons de Hugues de Saint-Cher. De même, nous avons établi une typologie des sermons du point de vue de l'usage des distinctions. Notons que cette technique moderne de composition dans la collection de Hugues prend relativement plus d’importance que dans celle des sermons recueillis par Raoul de Châteauroux quelques décennies plus tard - dans les années 1272-73 -, où elle apparaîtra dans quatre cinquièmes des sermons, tandis que chez Hugues de Saint-Cher elle est vraiment constante. Dans les deux cas, elle remplit souvent les mêmes fonctions structurantes en constituant «l'ossature première du sermon». 454

Ces schémas, nous sommes conscient de l’imperfection qui a trait à notre système : d'une part celui-ci correspond à une typologie arbitraire créée à partir d'une collection de Hugues de Saint-Cher et se focalise sur la seule technique de la distinctio; d'autre part nous observons qu'une partie des sermons ne peut pas facilement être rattachée à une seule catégorie, car ils présentent des caractéristiques correspondant à plusieurs d'entre elles. Cette réserve faite et vu l'importance de cette technique exégétique, nous avons jugé utile de récapituler la relation complexe qui existe entre la structure des sermons et les distinctions.

En résumé, le plan des sermons est plus ou moins complexe et dépend de deux lignes directrices majeures qui sont celles que l’on retrouve dans les sermons ultérieurs du XIIIe siècle. 455 D’une part, très souvent, le verset thématique est divisé en plusieurs parties ; cette division commande le plan, et chaque élément de la division est successivement développé. D’autre part un ou plusieurs mots peuvent être sélectionnés dans le verset thématique, à partir desquels est construit le développement. 456

Néanmoins, il y a parfois des pièces qui échappent à ce classement. C'est le cas du sermon Quid existis in desertum videre (Mt. XI. 7), dans lequel on devine le recours implicite à un commentaire de la péricope évangélique du jour, 457 dont se sert Hugues de Saint-Cher pour bâtir un plan qui se rapproche davantage des commentaires bibliques par niveaux de sens : littéral et moral. 458 De même, il est une tendance qui vise à prendre en compte tout l'évangile du jour en recourant au questionnement par les circonstances. 459 Il arrive également qu'il y ait un déplacement d’accent vers autre chose que le thème, par l’intermédiaire d’un mot qui fait image, ou par l’introduction d’une autre citation. 460 Enfin, il arrive  exceptionnellement que le seul sujet traité, par une suite d’arguments, soit la raison du choix de la lecture du jour dans le temps liturgique. 461

Notons que le point commun de la méthode utilisée par Hugues de Saint-Cher réside en premier lieu dans le recours aux distinctions, qui apparaît nettement comme le principal mode de développement (dilatatio) du sermon.

Les distinctions qui donnent le rythme du développement ont une fonction structurante à l'intérieur des sermons : elles constituent avec les autorités le canevas même des homélies de la collection. En effet, les versets thématiques divisés en plusieurs parties dont chacune est développée à l’aide de distinctions sont systématiquement appuyés par l’autorité des citations scripturaires ou patristiques qui s'insèrent dans le réseau des distinctions et deviennent de ce fait une partie organique de celles-ci. Nous reviendrons plus tard sur cette question des autorités bibliques.

L'importance des distinctions à l'intérieur des sermons est d’autant mieux soulignée que la forme des homélies est concise, voire fragmentaire. Si les sermons modèles de Hugues ont toujours un thème, il manque généralement l’introduction et la captatio benevolentie, souvent aussi la divisio. De même, Hugues ne semble guère se soucier de la conclusion : nombre de sermons ne sont qu'une série de distinctions complétées par des autorités en guise de confirmatio. Ces sermons ont souvent une forme fortement abrégée sinon tronquée. Dans ces conditions, la dilatatio se limite à une série de distinctions éventuellement imbriquées et à quelques commentaires continus de type moral ou allégorique.

Cette place essentielle qui revient à la distinction conduit à s’interroger sur l’innovation que peut représenter la méthode de Hugues de Saint-Cher. Dans quelle  mesure peut-on lui attribuer l'application de cette méthode au genre oratoire et plus particulièrement au sermon ? Quelle est sa part dans l'adoption de cette nouvelle technique exégétique dans le domaine de la prédication ? Dans les pages suivantes, nous tenterons de répondre à ces questions fondamentales.

Notes
433.

Sur la place des distinctions dans les sermons du XIIIe siècle, voir N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 138-157._

434.

Voir en annexe l'index des distinctions.

435.

Ainsi, on trouve 14 distinctions dans le sermon 30 et il n'y en a aucune dans les sermons 16 et 76.

436.

Pour les catégories des diffétentes structures de sermons, nous nous sommes inspiré du travail de Nicole Bériou. (N. Bériou, Les sermons latins après 1200, In. B. M. Kienzle (dir), The Sermon, Typlogie des Sources du Moyen Age Occidental, fasc. 81-83. Brepols, Turnhout-Belgium, 2000, chapitre I/A: «Un art de construire» p. 370-382, en particulier p. 371-372.)

437.

N. Bériou, Les sermons latins après 1200, art. cit. p. 363-447, p. 370.

454.

Selon Nicole Bériou, «dans quatre sermons sur cinq, en effet, les distinctions triomphent, qu'elles apparaissent au fil des développements, dans chacune des parties déduites de la divisions, où qu'elles constituent l'ossature première du sermon. A l'évidence, elles sont devenues, quels que soient les auditoires, la technique majeure de l'exposition de l'Ecriture» (N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 280-281. Pour la liste des distinctions figurant dans le recueil, voir: vol. II., annexe 12, p. 714-734.)

455.

Voir: N. Bériou, Les sermons latins après 1200, art. cit. p. 371.

456.

Comme par exemple les termes «querere/invenire» du sermon 17, le verbe «seminare» du sermon 27, ou le nom «navicula» du sermon 103.

457.

Ici, ce que le Christ déclare à propos de Jean Baptiste révèle les critiques dont ce dernier est l’objet. (6,1)

458.

Au sens littéral, nous trouvons l’éloge de Jean Baptiste, opposé aux critiques qui sont «dévoilées» par la lecture du texte. (6,1). Au sens moral, Hugues de Saint-Cher expose en quoi Jean Baptiste est imitable. (6,2).

459.

Voir par exemple les sermon 17 et 23.

460.

Pour le premier cas, voir par exemple le sermon 33, où l'introduction de l'image de la cithare fait dériver le développement dans le sens des sept paroles du Christ pendu sur la croix, dont seules les deux premières sont développées. Pour le deuxième cas, voir par exemple le sermon 18, où l'introduction d'une citation d'une épître de Paul (Bonum est homini mulierem non tangere, I. Ad. Cor. VII. 1) modifie le développement du sermon.

461.

C'est le cas du sermon 28, où une série d'arguments sont développés pour expliquer pourquoi un passage évangélique portant sur la Passion du Christ fournit le thème pour le dimanche avant le Carême.