L'importance des distinctions dans les sermons de Hugues de Saint-Cher 433 se manifeste au premier abord par leur grand nombre : quelque 500 distinctions dans les 126 sermons examinés, soit 4 distinctions en moyenne par sermon. 434 Bien entendu, ce dernier chiffre dissimule une grande disparité, certains sermons contenant plus de dix distinctions, d'autres n'en ayant aucune. 435 De plus, la véritable importance des distinctions ne réside pas dans leur nombre, mais dans leur fonction structurante au sein des sermons. Dans ce qui suit, nous nous proposons d'examiner cette place organique des distinctions dans la structure des sermons.
La prédication au XIIIe siècle obéit à des règles strictes qui consistent à commenter un seul verset de l'évangile du jour, à la différence des sermons patristiques qui expliquaient en entier une péricope. 436 En adoptant cette méthode de composition fondée sur un verset scripturaire thématique, Hugues se contente en général dans ses sermons de commenter un ou deux versets. De plus, son œuvre oratoire rappellent fort un certain type de sermons modèles qui «ne sont plus désormais transmis que sous la forme de schémas compacts, qui donnent seulement les articulations du plan, et la confirmation des différentes parties du texte par des autorités, principalement scripturaires.» 437 En effet, les sermons de Hugues sont condensés, souvent squelettiques,et ressemblent à des plans susceptibles d'être complétés ultérieurement au moment du prêche. Examinons donc la structure de ces sermons modèles, en portant un regard attentif sur la technique de distinction.
Cette analyse nous permet de constater l'omniprésence de la technique de la distinction dans les sermons de Hugues de Saint-Cher. De même, nous avons établi une typologie des sermons du point de vue de l'usage des distinctions. Notons que cette technique moderne de composition dans la collection de Hugues prend relativement plus d’importance que dans celle des sermons recueillis par Raoul de Châteauroux quelques décennies plus tard - dans les années 1272-73 -, où elle apparaîtra dans quatre cinquièmes des sermons, tandis que chez Hugues de Saint-Cher elle est vraiment constante. Dans les deux cas, elle remplit souvent les mêmes fonctions structurantes en constituant «l'ossature première du sermon». 454
Ces schémas, nous sommes conscient de l’imperfection qui a trait à notre système : d'une part celui-ci correspond à une typologie arbitraire créée à partir d'une collection de Hugues de Saint-Cher et se focalise sur la seule technique de la distinctio; d'autre part nous observons qu'une partie des sermons ne peut pas facilement être rattachée à une seule catégorie, car ils présentent des caractéristiques correspondant à plusieurs d'entre elles. Cette réserve faite et vu l'importance de cette technique exégétique, nous avons jugé utile de récapituler la relation complexe qui existe entre la structure des sermons et les distinctions.
En résumé, le plan des sermons est plus ou moins complexe et dépend de deux lignes directrices majeures qui sont celles que l’on retrouve dans les sermons ultérieurs du XIIIe siècle. 455 D’une part, très souvent, le verset thématique est divisé en plusieurs parties ; cette division commande le plan, et chaque élément de la division est successivement développé. D’autre part un ou plusieurs mots peuvent être sélectionnés dans le verset thématique, à partir desquels est construit le développement. 456
Néanmoins, il y a parfois des pièces qui échappent à ce classement. C'est le cas du sermon Quid existis in desertum videre (Mt. XI. 7), dans lequel on devine le recours implicite à un commentaire de la péricope évangélique du jour, 457 dont se sert Hugues de Saint-Cher pour bâtir un plan qui se rapproche davantage des commentaires bibliques par niveaux de sens : littéral et moral. 458 De même, il est une tendance qui vise à prendre en compte tout l'évangile du jour en recourant au questionnement par les circonstances. 459 Il arrive également qu'il y ait un déplacement d’accent vers autre chose que le thème, par l’intermédiaire d’un mot qui fait image, ou par l’introduction d’une autre citation. 460 Enfin, il arrive exceptionnellement que le seul sujet traité, par une suite d’arguments, soit la raison du choix de la lecture du jour dans le temps liturgique. 461
Notons que le point commun de la méthode utilisée par Hugues de Saint-Cher réside en premier lieu dans le recours aux distinctions, qui apparaît nettement comme le principal mode de développement (dilatatio) du sermon.
Les distinctions qui donnent le rythme du développement ont une fonction structurante à l'intérieur des sermons : elles constituent avec les autorités le canevas même des homélies de la collection. En effet, les versets thématiques divisés en plusieurs parties dont chacune est développée à l’aide de distinctions sont systématiquement appuyés par l’autorité des citations scripturaires ou patristiques qui s'insèrent dans le réseau des distinctions et deviennent de ce fait une partie organique de celles-ci. Nous reviendrons plus tard sur cette question des autorités bibliques.
L'importance des distinctions à l'intérieur des sermons est d’autant mieux soulignée que la forme des homélies est concise, voire fragmentaire. Si les sermons modèles de Hugues ont toujours un thème, il manque généralement l’introduction et la captatio benevolentie, souvent aussi la divisio. De même, Hugues ne semble guère se soucier de la conclusion : nombre de sermons ne sont qu'une série de distinctions complétées par des autorités en guise de confirmatio. Ces sermons ont souvent une forme fortement abrégée sinon tronquée. Dans ces conditions, la dilatatio se limite à une série de distinctions éventuellement imbriquées et à quelques commentaires continus de type moral ou allégorique.
Cette place essentielle qui revient à la distinction conduit à s’interroger sur l’innovation que peut représenter la méthode de Hugues de Saint-Cher. Dans quelle mesure peut-on lui attribuer l'application de cette méthode au genre oratoire et plus particulièrement au sermon ? Quelle est sa part dans l'adoption de cette nouvelle technique exégétique dans le domaine de la prédication ? Dans les pages suivantes, nous tenterons de répondre à ces questions fondamentales.
Sur la place des distinctions dans les sermons du XIIIe siècle, voir N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 138-157._
Voir en annexe l'index des distinctions.
Ainsi, on trouve 14 distinctions dans le sermon 30 et il n'y en a aucune dans les sermons 16 et 76.
Pour les catégories des diffétentes structures de sermons, nous nous sommes inspiré du travail de Nicole Bériou. (N. Bériou, Les sermons latins après 1200, In. B. M. Kienzle (dir), The Sermon, Typlogie des Sources du Moyen Age Occidental, fasc. 81-83. Brepols, Turnhout-Belgium, 2000, chapitre I/A: «Un art de construire» p. 370-382, en particulier p. 371-372.)
N. Bériou, Les sermons latins après 1200, art. cit. p. 363-447, p. 370.
Selon Nicole Bériou, «dans quatre sermons sur cinq, en effet, les distinctions triomphent, qu'elles apparaissent au fil des développements, dans chacune des parties déduites de la divisions, où qu'elles constituent l'ossature première du sermon. A l'évidence, elles sont devenues, quels que soient les auditoires, la technique majeure de l'exposition de l'Ecriture» (N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 280-281. Pour la liste des distinctions figurant dans le recueil, voir: vol. II., annexe 12, p. 714-734.)
Voir: N. Bériou, Les sermons latins après 1200, art. cit. p. 371.
Comme par exemple les termes «querere/invenire» du sermon 17, le verbe «seminare» du sermon 27, ou le nom «navicula» du sermon 103.
Ici, ce que le Christ déclare à propos de Jean Baptiste révèle les critiques dont ce dernier est l’objet. (6,1)
Au sens littéral, nous trouvons l’éloge de Jean Baptiste, opposé aux critiques qui sont «dévoilées» par la lecture du texte. (6,1). Au sens moral, Hugues de Saint-Cher expose en quoi Jean Baptiste est imitable. (6,2).
Voir par exemple les sermon 17 et 23.
Pour le premier cas, voir par exemple le sermon 33, où l'introduction de l'image de la cithare fait dériver le développement dans le sens des sept paroles du Christ pendu sur la croix, dont seules les deux premières sont développées. Pour le deuxième cas, voir par exemple le sermon 18, où l'introduction d'une citation d'une épître de Paul (Bonum est homini mulierem non tangere, I. Ad. Cor. VII. 1) modifie le développement du sermon.
C'est le cas du sermon 28, où une série d'arguments sont développés pour expliquer pourquoi un passage évangélique portant sur la Passion du Christ fournit le thème pour le dimanche avant le Carême.