Pour déterminer la contribution de Hugues de Saint-Cher dans l'adoption de cette technique à l'usage des sermons, il faut d'abord examiner l'évolution des distinctiones au XIIIe siècle.
Bien entendu, Hugues n’est pas l'inventeur de la distinction. Selon Richard H. et Mary A. Rouse, les racines de la distinctio - en tant que procédé - remontent au haut Moyen Age, au temps des Pères de l’Eglise. Les œuvres pouvant être apparentées aux distinctions sont les Moralia de Grégoire, ainsi que les Formulae spiritualis intelligentiae d’Eucher de Lyon, datant de 449 environ. 462 Or, si les origines de ce genre remontent au haut Moyen Age, il ne s’est vraiment constitué en instrument de travail qu’à partir du XIIe et surtout du XIIIe siècles. Dans la dernière décennie du XIIe et au début du XIIIe notamment, on assiste à l’apparition d’une série de collections de grande importance, tels les Distinctiones super Psalterium de Pierre de Poitiers et la Summa Abel de Pierre le Chantre, 463 le recueil d’Alain de Lille, 464 les Distinctiones d'Etienne Langton, 465 la collection anonyme Angelus parfois attribuée au cistercien Garnier de Rochefort, 466 la collection anonyme d’un cistercien anglais, ainsi que l’Alphabetum in artem sermocinandi de Pierre de Capoue. 467 Ajoutons à ce groupe un théologien qui rédigea une collection de distinctions et dont la carrière fut similaire à celle de Pierre le Chantre : Guillaume de Montibus. 468 En outre, il existe un recueil de distinctions anglaises étudiées par Dom Wilmart, mais cette collection n’eut point de diffusion significative ; elle n’est conservée que dans un seul manuscrit. 469
La principale nouveauté des collections de distinctions des XIIe et XIIIe siècles réside dans leur présentation systématique en ordre logique - alphabétique, thématique ou combinaison des deux - ; cette présentation apparaît pour la première fois dans des œuvres comme la Summa Abel de Pierre le Chantre 470 ou les Distinctiones super Psalterium de Pierre de Poitiers. 471 Ces œuvres rompent aussi avec l’exégèse traditionnelle qui usait presque exclusivement des autorités patristiques pour expliquer le sens de l’Ecriture. Les nouvelles collections de distinctions diminuent radicalement le nombre des autorités des Pères. A leur place, les nouveaux recueils cherchent le sens symbolique des termes bibliques dans le fond commun de la tradition, en insistant sur le symbolisme plutôt que sur les autorités. 472
Lorsque l’on cherche les raisons d’être de ces recueils de distinctions apparus dès la fin du XIIe siècle, il semble évident d’établir un lien génétique entre leur prolifération et l’importance grandissante de la prédication. Le Père Bataillon a insisté, à plusieurs reprises, sur le rapport étroit entre ce genre littéraire et la prédication en affirmant que « les distinctions sont une des inventions dues au renouveau de l’intérêt que les milieux ecclésiastiques de la fin du XIIe siècle ont porté, surtout à Paris, à la pratique pastorale ». 473 Dans cette optique il accorda donc une attention particulière à la Summa Abel de Pierre le Chantre qu'il considérait comme le premier recueil de distinctions composé expressément à l’usage des prédicateurs. 474
Les recueils de distinctions ont donc pu, dès le début, fournirun instrument de travail pour la composition des sermons. Richard et Mary Rouse nous rappellent que lorsqu’on examine les premières collections de distinctions, on aurait tendance à imaginer que ces recueils sont des instruments pour l’enseignement de la théologie. Or, trois des maîtres qui ont produit des recueils de ce genre - Pierre le Chantre, Pierre de Poitiers et Prévostin de Crémone - étaient non seulement enseignants mais aussi prédicateurs, et leurs collections de distinctions étaient associées aussi bien à la chaire qu’à l’école. De surcroît, au fil du temps ces recueils de distinctions furent utilisés presque exclusivement pour la prédication, indépendamment de l’intention première de leurs auteurs. 475
Si l'on compare maintenant quelques-uns de ces recueils de distinctions avec les distinctions utilisées dans les sermons de Hugues de Saint-Cher, on constate que la Summa super Psalterium de Pierre de Poitiers est plus abstraite que les sermons de Hugues et qu’elle reste très brève, 476 tandis que la Summa Abel de Pierre le Chantre et les Distinctiones d'Etienne Langton, plus étoffées, sont proches des sermons deHugues. 477 En effet, ces deux derniers cherchent à transmettre un enseignement doctrinal, c'est à dire un enseignement de prédicateur, comme l'a démontré le Père Bataillon à propos de Pierre le Chantre. 478 Ajoutons que cette ressemblance n'est pas fortuite : Phyllis Roberts a démontré que Etienne Langton appréciait particulièrement la forme de distinction pour composer ses sermons, car elle convenait parfaitement à son tempérament et à son type de prédication. Selon Phyllis Roberts, la façon dont Etienne Langton observait les objets et les phénomènes naturels, ainsi que son aptitude à les mettre en rapport dans un but didactique a trouvé une parfaite expression dans la distinctio. 479 Du moins, on peut dire qu’Etienne Langton et Pierre le Chantre n’ont jamais produit de recueil de modèles de sermons à proprement parler - si bien qu’on doit, pour mettre en évidence chez eux le lien entre distinctions et prédication, dépouiller les sermons eux-mêmes : ils sont nombreux pour Langton, presque inexistant dans la tradition écrite de l’oeuvre de Pierre le Chantre. Quant à Hugues de Saint-Cher, il a systématiquement mis en oeuvre la technique de la distinction dans la composition d’un recueil de sermons modèles, alors même qu’il n’a jamais composé de collection de distinctions du type de celles de ses prédécesseurs. Pour la première fois, avec lui, les distinctions ne sont pas enregistrées dans un ordre thématique, mais intégrées dans des sermons qui fournissent l’ordre (liturgique) du classement du recueil; ainsi, le fonctionnement de la distinction comme outil au service de la prédication devient lisible. 480 De plus, il est intéressant de constater que l’initiative vient précisément d’un frère « prêcheur ».
Cette innovation produite par Hugues de Saint-Cher ne signifie pas que la formule du classement thématique des distinctions est ensuite abandonnée. Au contraire, elle caractérise la production des recueils qui continuent à être composés à partir du milieu du XIIIe siècle, après que Hugues de Saint-Cher a réalisé sa collection de sermons. Tel est le cas des quatre collections les plus répandues, qui proviennent toutes des Ordres mendiants : les Distinctiones de Maurice de Provins, la Summa de abstinentia de Nicolas de Biard, les Distinctiones proprement dites de Biard [et] ainsi que celles de Nicolas de Gorran. 481
Dans ces œuvres, une évolution importante voit le jour : Maurice de Provins enrichit ses distinctions de citations patristiques ou profanes, ainsi que d’exempla et de comparaisons. 482 Signalons aussi une remarque importante de Richard H. et Mary A. Rouse qui ont étudié les différentes divisions du terme ‘avis’ dans plusieurs collections de distinctions. 483 Ils ont constaté, après analyse de ce terme dans la Summa de abstinentia de Nicolas de Biard, que l’auteur avait tendance à attribuer un seul sens symbolique aux termes de son recueil et que ce sens était suivi par une séquence de justifications ou d’explications de l’aspect symbolique. Le résultat ressemblait fort à un sermon squelettique complété par des divisions et des citations d’autorités. La collection de Biard aurait ainsi pu être intitulée ‘Compilatio materie predicabilis’. 484
L’apparition de nouveaux éléments dans les recueils allait de pair avec un autre phénomène : la croissance de la longueur des différentes entrées d'une collection. En dehors de la dimension des entrées des distinctions, un changement s’est aussi effectué dans la matière traitée : tandis que les premières collections abordaient des thèmes faisant appel à la curiosité des auditeurs - tels les animaux, les personnes et les endroits merveilleux –, les recueils de la deuxième moitié du XIIIe siècle distinguèrent de préférence les vertus et les vices, et témoignèrent d’une approche morale en traitant de différents sujets. 485 C’est la principale différence qui existe entre les recueils de distinctions de Pierre le Chantre, Alain de Lille et le Pseudo Raban Maur d’une part et ceux de Maurice de Provins, Nicolas de Biard et Nicolas de Gorran d’autre part.
Cette dernière œuvre est une «liste de termes bibliques rangés dans un ordre plutôt logique qu’alphabétique et attribuant à chaque terme un sens symbolique ou figuré avec un passage de l’Ecriture l’illustrant.» (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, p. 28-29) De même, notons la Clavis scripturae de Pseudo-Melito composée au VIIIe siècle et rangée de même dans un ordre plutôt logique. (Idem, p. 28).
La Summa Abel de Pierre le Chantre et les Distinctiones de Pierre de Poitiers datent de la dernière décennie du XIIe siècle. (O. Weijers, Dictionnaires et répertoires au moyen âge. Une étude du vocabulaire, (CIVICIMA, Etudes sur le vocabulaire intellectuel au Moyen Age, IV) Brepols, Turnhout, 1991 p. 120.)
Voir : P. L. 210, col. 685-1012. La collection d’Alain de Lille a paru au tout début du XIIIe siècle. (1202).
Sur les Distinctiones d'Etienne Langton, voir: R. Quinto, «Doctor Nominatissimus». Stephano Langton (†1228) e la tradizione delle sue opere, Münster, 1994, p. 58-71. _
P. L. 112. col. 849-1088. Cette collection de distinctions intitulée Allegoriae in universam sacram scripturam figure sous le nom de Raban Maur, mais - comme le Père Bataillon remarque – elle doit être attribuée soit à Adam de Dryburgh qui en a composé la préface, soit à Garnier de Rochefort. (L. J. Bataillon, Les instruments de travail des prédicateurs, art. cit. p. 200)
R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit, p. 31. Sur Pierre de Capoue ou - selon Werner Maleczek - Pierre «Capuanus» voir aussi : W. Maleczek, Pietro Capuano, Amalfi, 1997, Centro di Cultura e storia Amalfitana. La collection Angelus date du début du siècle, tandis que le recueil du cistercien anglais fut composé après 1216. (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 31.) Pour ce qui est de Pierre de Capoue, il a composé ses distinctions complexes et munies de références croisées vers 1220, directement pour le clergé de Rome. (R. H. et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia, op. cit. p. 8.)
«William was a contemporary of another Parisian theologian whose fame was to be widespread by the end of the century, Peter the Chanter. The respective careers of these two masters deserve comparison. Both began teaching theology at Paris in the 1170's, Peter perhaps as early as 1173 and William by around 1176. Both composed alphabetically arranged distinctiones on biblical and moral topics, and both wrote summae on the sacraments.» (J. Goering, William de Montibus (c. 1140-1213). The Schools and the Literature of Pastoral Care, Toronto, PIMS, (Studies and textes, 108), 1992, p. 11.)
A. Wilmart, Un répertoire d’exégèse composé en Angleterre vers le début du XIIIe siècle, In. Mémoire Lagrange, Paris, p. 307-346. Voir surtout l’annexe : « Notes sur les plus anciens recueils de distinctions bibliques » p. 335-346.
F. Stegmüller, Repertorium biblicum medii aevi, Madrid, 1940-1977, n° 6451.
Les Distinctiones de Pierre de Poitiers est un véritable recueil de distinctions rangées dans l’ordre du texte des Psaumes. Quant à la Summa Abel de Pierre le Chantre, cette œuvre présente les mots vedettes par ordre alphabétique. (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distintions, op. cit. p. 29.)
R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, op. cit. p. 29-30.
L. J. Bataillon, L’agir humain d’après les distinctions bibliques du XIIIe siècle, In. L’homme et son univers au Moyen Age, (Actes du 7e congrès de la S. I. E. P. M.), Paris, 1987, p. 776-790, p. 776. En effet, les distinctions ne sont qu’une des nombreuses aides conçues pour faciliter la composition des sermons. Parmi ces instruments de travail, on trouve les collections d’index alphabétiques, ainsi que les concordances permettant aux prédicateurs d’accéder plus facilement à la sainte écriture et de préparer avec plus d’efficacité leurs sermons.¢
L. J. Bataillon, Les instruments de travail, art. cit. p. 201. Notons que la Summa Abel de Pierre le Chantre provient de la fin du XIIe siècle (1197). (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 31.)
R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, AHDLMA, 1974, Paris, p. 30-31.
Selon R. H. et M. A. Rouse, les Distinctiones de Pierre de Poitiers sont plus laconiques que la Summa de Prévostin de Crémone. (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 29)
Signalons qu’une recherche intéressante, mais difficile à mener faute d’édition de la Summa Abel et de Distinctiones d'Etienne Langton, consisterait à comparer la matière des distinctions de ces deux oeuvres avec les distinctions utilisées par Hugues de Saint-Cher dans ses sermons.
L.-J. Bataillon, Les instruments de travail des prédicateurs au XIIIe siècle, art. cit. p. 200-201.
Ph. B. Roberts, Studies in the Sermons of Stephen Langton, Toronto, 1968, p. 107. Voir également les 4 sermons publiés par Phyllis Roberts. (Ph. Roberts (éd), Selected Sermons of Stephen Langton, (Pontifical Institute of Mediaeval Studies), Toronto, 1980).
Notons que l’usage des distinctions dans les sermons est attesté déjà dans les années 1160 (constat fait par R. H. et M. A. Rouse et cité d'après O. Weijers, Dictionnaires et répertoires au moyen âge, op. cit. p. 120), mais l’étude de l’importance qui lui est donnée dans la pratique des prédicateurs entre mi XIIe et mi XIIIe reste à faire. _
L. J. Bataillon, Intermédiaires entre les traités de morale pratique et les sermons : les distinctiones bibliques alphabétiques. In. Les genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales. Définition, critique et exploitation. (Université Catholique de Louvain), Louvain-la-Neuve, 1982, p. 213-226, p. 213. Sur les distinctions de Maurice de Provins, voir : F. Stegmüller, Repertorium biblicum medii aevi, Madrid, t. III, p. 557, n. 5566. Denifle-Chatelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, t. I, Paris, 1889, p. 648, n. 530. Sur Nicolas de Biard (Summa de abstinentia), voir : Th. Kaeppeli, Scriptores Ordinis Praedicatorum medii aevi, Rome, t. III. p. 150, n. 3046. Nicolas de Biard (Distinctiones) : Stegmüller, Repertorium biblicum, n. 5693-5694., Kaeppeli, Scriptores, n. 3045. Voir aussi: L. J. Bataillon, The Tradition of Nicholas of Briard’s Distinctiones, Viator, 25, 1994, p. 245-288. Nicolas !Gorran : Denifle-Chatelain, Chartularium, t. II, Paris, 1897, p. 108, n. 642., Stegmüller, Repertorium biblicum, n. 5740., Kaeppeli, Scriptores, n. 3090. La datation précise de quatre collections pose de sérieux problèmes. Selon L.-J. Bataillon, Maurice de Provins aurait commencé à composer ses distinctions peu après 1248 et il les aurait achevées avant 1272. En effet, Nicole Bériou fait remarquer que les distinctions de Maurice de Provins sont diffusées à Paris avant 1272, car Ranulphe de la Houblonnière en a utilisé plusieurs pour établir le schéma de ses sermons. (N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIIIe siècle, 2 vol. (Etudes augustiniennes) Paris, 1987, vol. I. p. 79.) Notons que ce recueil de distinctions est déjà mentionné – exceptionnellement pour les distinctions - dans la première liste parisienne de taxation des exemplaria datant aux environs de 1275. (L. J. Bataillon, Intermédiaires, art. cit. p. 214-215.) Dans le cas de la Summa de abstinentia, qui ne figure point dans cette première liste de taxation, on peut désigner la date de 1272 comme terminus a quo vraisemblable, tandis que 1295 est la date du premier témoin certain de cette œuvre de Nicolas de Biard. (Ibidem, p. 215) Les mêmes dates sont valables pour les Distinctions de Nicolas de Gorran, tandis que les Distinctiones de Biard doivent avoir été publiées entre 1272 et 1288. (L. J. Bataillon, L’agir humain d’après les distinctions bibliques du XIIIe siècle, art. cit. p. 777.) Notons que les dates indiquées par les chercheurs R. H. et M. A. Rouse sont « la fin du XIIIe siècle » pour Nicolas Biard et « peut être avant 1280 » pour Nicolas de Gorran. (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 31.)
Voir : L. J. Bataillon, Intermédiaires, art. cit. p. 214.
Il s’agit de la Summa Abel de Pierre le Chantre, de l’Alphabetum in artem sermocinandi de Pierre de Capoue, des Distinctiones de Maurice de Provins et de la Summa de abstinentia de Nicolas de Biard. (R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 31-35.
R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 35.
R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 31-34.