b) Etude comparée de la distinction sur anima

Examinons, en guise d’illustration, la distinction anima dans trois recueils : les Distinctiones d’Alain de Lille, les Allegoriae du Pseudo Raban Maur, ainsi que les Distinctiones de Nicolas de Biard. 486 De même, comparons ces trois séries avec les distinctions sur l'âme de Hugues de Saint-Cher.

Alain de Lille attribue 19 significations à cette entrée et même s’il complète sa liste de nombreuses citations scripturaires, celle-ci n’en reste pas moins une énumération des différentes acceptions du mot anima ; ainsi : spiritus  rationalis, homo, spiritus animalis, pauper, anima pauper, vita, sensualitas, daemon, sanguis, ratio, voluntas, anima, natura quam habuit homo a sui origine, gulositas, voracitas, vita corporis, mens vel cogitatio, anima quorum exemplo alii in Ecclesia spiritualiter vivunt, intentio. 487

Dans sa distinction, le Pseudo Raban Maur commence par préciser que selon les différentes causes efficientes on obtient, à partir du mot anima humana, des termes différents comme anima, sensualitas, sensus, voluptas, memoria, spiritus, animus, mens, ratio. Par la suite, l’auteur expose les différentes significations du terme anima humana qui sont les suivantes : totus homo, sensualitas, animalitas, vita praesens, animositas, ipse Christus, vis est Dei, doctrina, disiderium justorum, vita jumentorum, voluntas diaboli. 488 Notons que même si le Pseudo Raban Maur n’attribue par les mêmes sens au terme anima qu’Alain de Lille, l’approche scripturaire, ainsi que la technique de l’exposition demeurent identiques dans les deux collections. Ces auteurs se contentent d’énumérer - du reste avec rigueur - les différentes acceptions d’un terme sans trop se préoccuper pour autant de perfectionner cet outil pour un usage plus  efficace des prédicateurs.

A la différence de ces oeuvres adressées aux lettrés - moines ou clercs érudits -, les collections de distinctions de la fin du XIIIème siècle contiennent – selon les mots du Père Bataillon – une « ébauche de théologie pastorale » qui veut s’adresser aux laïcs. 489 D’après l’analyse de ce dernier on constate combien la distinction anima de Nicolas de Biard est plus vivante que celles de ses prédécesseurs. Elle annonce en effet quinze articles différents qui, sur le plan de la structure, ressemblent aux distinctions de Hugues de Saint-Cher.

Nicolas nous prévient que l’âme n’a aucun prix pour les hommes : ces derniers nettoient avec soin leurs chaussures, mais n’ont cure de ce qu’ils salissent leur âme.

Plus loin, il prouve par des comparaisons familières que l’âme vaut plus que le corps : il affirme que le cheval vaut mieux que le chariot puisque celui-ci ne sert à rien sans celui-là, tandis que le cheval, seul, reste  utile. De même, il réitère cette comparaison avec l’argent et la bourse. 490 Or, chez Hugues de Saint-Cher - qui a vécu avant Nicolas de Biard - on retrouve souvent l'image de l'homme pécheur qui enlaidit son âme. Ainsi, dans le sermon Cum venerit Paraclitus (Io. XVI. 8) Hugues affirme dans une distinction que pour agir selon la justice l'homme doit rendre son corps à la terre, restituer ses biens temporels au monde, enfin, rendre son âme à Dieu. Or, les pécheurs ne veulent pas accomplir ce dernier acte ; ainsi Dieu pourrait dire que l'homme rend la part des autres tout en foulant des pieds sa part, c'est-à-dire l'âme, qu'il avait pourtant reçue purifiée par le baptême. 491 De même, à l'instar de Nicolas de Biard, Hugues utilise des images familières issues de la vie quotidienne. Dans le sermon Reddite que sunt Cesaris Cesari (Mt. XII. 21), 492 il compare la monnaie d’or et l’effigie de l’empereur à l’âme dans laquelle l’image de Dieu est gravée. En poussant la comparaison plus loin, il précise que Dieu est comme le peintre qui d’abord dessine l’image au plomb, ensuite la décore de couleurs. Le frère dominicain ajoute même cinq raisons pour lesquelles Dieu a accompli cet acte. 493 Dans une autre distinction, Hugues ajoute que l’âme peut être comparée à l’or, qui est précieux, clair, de couleur d’or et lourd : dans le même ordre d’idée, l’âme doit être précieuse, claire par l’innocence, de couleur d’or par la charité et lourde par la  gravité. 494 Enfin, dans le sermon Redde quod debes (Mt. XVIII, 28), Hugues énumère dans une série de distinctions ce que l'homme doit à Dieu, à son prochain, à son corps, à son âme, au monde, au péché et au diable. Or, à propos de 'anima', nous lisons que l'homme doit à son âme la restauration spirituelle (spiritualis refectio), la conservation des vertus et la sujétion du corps. 495

Il existe d’autres distinctions issues de la collection de Nicolas de Biard qui rappellent la manière dont Hugues de Saint-Cher a interprété l'âme dans ses sermons. Dans une distinction, Nicolas confirme que si l’âme est précieuse, c’est qu’elle a été créée à l’image de Dieu, qu’elle a été rachetée par le sang du Christ et qu’elle est appelée à la vie éternelle. Ailleurs, Nicolas ajoute que nombreux sont ceux qui ne gardent pas précieusement leur âme : certains la vendent comme les avares, certains la donnent gratuitement, tels les luxurieux, certains la mettent en gage, comme ceux qui détiennent des bénéfices, d’autres enfin la perdent, comme les goinfres et les orgueilleux qui ont honte de confesser leurs péchés. 496 Or, cette approche morale est omniprésente dans les sermons de Hugues, qui passe souvent en revue les différents  péchés sous forme de distinctions. Dans le sermon sur la noce de Cana (Nuptie facte sunt in Chana Galilee, etc. Ioh. II. 7), 497 Hugues présente une distinction où l’âme se trouve dans les différents statuts maritaux selon le péché qui l’affecte. Ainsi, l’âme devient veuve à cause de l’orgueil, car cet orgueil tue son premier mari qui donnait la clarté. De même, elle est répudiée par l’avarice, car Dieu a répudié les riches du royaume des cieux qu’il avait promis aux pauvres. Enfin, elle est prostituée par la luxure qui est le plus abject des vices. 498 Cette distinction de Hugues montre une structure semblable à celle que l’on trouve dans la distinction de Nicolas citée plus haut. Sans qu’il y ait eu relation entre elles, ces distinctions  utilisent les mêmes techniques et, en dénonçant les péchés, elles témoignent d’une approche morale caractéristique du milieu du XIIIe siècle. En fin d’analyse, il s’avère donc que Hugues de Saint-Cher - qui a écrit ses sermons après 1230 - adoptait déjà largement une approche morale dans ses distinctions, qui à la fois le différencie des auteurs de distinctions du XIIe siècle et le rapproche de ceux de la deuxième moitié du XIIIe siècle : Maurice de Provins, Nicolas de Biard et Nicolas de Gorran.

Rappelons en guise de conclusion l'intérêt de la collection de Hugues de Saint-Cher au regard de l'histoire «diachronique» des distinctions. Bien que les distinctions de Hugues ne fournissent pas le principe de classement de son recueil, elles y sont omniprésentes, ce qui donne un précieux indice de l’importance qu’elles revêtent comme technique spécifique aux yeux de Hugues de Saint-Cher, et peut-être, en même temps, aux yeux des prédicateurs de sa génération. Notons qu'un demi-siècle plus tard, le mot « distinction » s’est banalisé au point de désigner un recueil de matériaux de prédication comme celui de Raoul de Châteauroux passé entre les mains de Pierre de Limoges, et dont le contenu est beaucoup plus disparate que ne le laisserait entendre cette désignation. En effet, dans les Distinctiones de Pierre de Limogeson devrait s'attendre à une série de distinctions exposant les différents sens des termes cités. 499 Or, les mots sont illustrés par des types de développements très variés, qui vont du simple exemplum à la série d’extraits de sermons reportés. 500

Le genre ne s’éteint pas au siècle suivant, mais il y a surtout des reprises, sous forme de copies, des recueils du XIIIe siècle. Plus précisément, si au XIVe siècle le nombre de nouvelles collections de distinctions diminue, 501 c’est l’époque de la prolifération des copies issues du XIIIe siècle. En effet, parmi les différents recueils les  collections de Maurice de Provins, Nicolas de Gorran et Nicolas de Biard étaient largement diffusées, si l’on en croit le témoignage de la liste de taxation de 1304. 502

Enfin, récapitulons l’évolution propre au XIIIe avec les mots suggestifs de Richard et Mary Rouse, que nous citerons en entier : « La disparition progressive de ce genre fut déterminée par la demande changeante des prédicateurs qui se servaient de cet instrument. […] Au début du XIIIe siècle, les prédicateurs utilisaient souvent des distinctions proprement dites dans leurs sermons pour illustrer le sens des différents mots, tandis que vers la fin du siècle les sermons devinrent plus structurés et les prédicateurs eurent alors recours aux distinctions pour donner la structure du sermon et avoir un fond commun de divisions en ‘prêt à porter’ pour le thème abordé. Le prédicateur choisissait une distinction et utilisait chaque sens symbolique du mot comme un thème pour formuler les divisions et les subdivisions de son sermon. Aussi, à la fin du XIIIe siècle, les compilateurs de distinctions tentèrent de donner toujours plus d’informations et d’idées sur chaque sujet pour porter secours aux prédicateurs, tandis qu’ils négligeaient relativement la multiplicité du sens des termes bibliques. […] Ainsi, les collections de distinctions disparurent progressivement, se transformant en des recueils de matières à prêcher de toute sorte, rangés par ordre alphabétique. Dorénavant, le titre ‘distinctiones’ - ayant perdu ses connotations précises - devait survivre comme un titre ‘fourre-tout’ signifiant ‘compendium alphabétique pour prêcheurs’. » 503

Notes
486.

Alain de Lille : P.L. 210. col. 699-701,; Pseudo Raban Maur : P.L. 112. col. 852. La distinction anima de Nicolas de Biard fut analysé dans : L. J. Bataillon, L’agir humain d’après les distinctions bibliques du XIIIe siècle, art. cit. p. 778-779.

487.

P.L. col. 210. col. 699-701.

488.

P.L. col. 112. col. 852.

489.

L. J. Bataillon, L’agir humain, art. cit. p. 790.

490.

L. J. Bataillon, L’agir humain, art. cit. p. 779. Sur les distinctions de Nicolas de Biard, voir aussi: L. J. Bataillon, The Tradition of Nicolas of Biard's Distinctiones, In. Viator, 25, 1994, p. 245-288, p. 249.

491.

«Ad hoc ergo ut istam iustitiam faciamus, tria ad minus oportet nos facere, scilicet: - Corpus terre tradendo omnino. Istam iusticiam faciemus bene, si velimus aut nolumus. […] - Temporalia mundo. Istam similiter bene faciemus, si velimus aut nolumus. […] - Animam Deo. Istam tertiam iusticiam nolunt facere Domino peccatores. Unde de hiis conqueritur Iere. XII. (10), Conculcaverunt partem meam, quasi dicat Dominus: partem aliorum bene reddiderunt, set partem meam, id est animam quam tradidistis (P2: dedi eis) in baptismo mundam, deturpaverunt.» (52, 4). Notons que Hugues utilise ces mêmes arguments dans le sermon Primum querite regnum Dei (Mt. VI. 33) : « Sequitur. Et iusticiam eius. Iusticia Dei est reddere unicuique quod suum est. Debemus autem tria reddere : - Corpus humo. […] - Temporalia mundo. […] - Deo a viciis purgatam, virtutibus ornatam. Eccli. Ultimo. (XII. 7), Spiritus revertetur ad Deum, etc. Utinam talem reddemus ei, et quia non facimus, Dominus conqueritur per Iere. XII. (10), Conculcaverunt partem meam, quasi dicat : partes aliorum bene reddiderunt, set partem meam conculcaverunt, id est deturpaverunt.» (95, 3).

492.

Sermon 118.

493.

« Moneta aurea est anima in qua impressa est imago illius imperatoris qui imperat ventis et mari. Fecit enim Deus sicut pictor qui primo figurat ymaginem plumbo, deinde eam coloribus ornat. Ita Dominus primo figuravit animam quilibet bonis, secundo coloravit eam gratuitis. […] Hoc autem [78ra] ideo fecit Dominus : - Ut homo eum quasi suum simile sequeretur. […] - Ut eum quasi suum speculum videre affectaret. […] - Ut nos non viles nec abiectos putaremus. Augustinus : « Appende te, homo, ex precio ne vilescas. » - Ut non de facili gloriosam imaginem deprivaret, sicut fit per peccatum. - Ut homo pro tanto benefacto semper obnoxius teneretur. […] Homo enim consilio totius Trinitatis factus est ut viveret secundum eius consilium quod pauci faciunt. (118,2)

494.

Comparatur quelibet anima auro, quia aurum est: - Preciosum. Ita anima. […] - Fulgidum. Ita anima debet esse fulgida per innocentiam. […] - Rubicundum. Ita et anima per caritatem. […] - Ponderosum. Ita et anima per gravitatem. (118,2).

495.

«Anime debemus: Spritualem refectionem […] Virtutum conservationem […] Corporis subiectionem.» (113,4)

496.

L. J. Bataillon, L’agir humain, art. cit. p. 779.

497.

Sermon 18.

498.

« - Vidua fit anima per superbiam, que primum virum suum interfecit, scilicet luciferum, unde ei potest dici: Interfectrix virorum tuorum, tu es qui suffocas gentem tuam, (Tob. III. 9). - Repudiatur anima per avaritiam. Divitias enim repudiavit Dominus, quia regnum celorum promisit pauperibus et non divitibus. […] - Meretrix efficitur anima per luxuriam que vilior est ceteris vitiis. (18,5)

499.

Voir: R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 35-36. Selon Olga Weijers, le recueil de Pierre de Limoges est un « ouvrage pris pour une collection de distinctiones, mais ressemblant plutôt à un ensemble de notes organisées par sujet et rangées selon l'ordre alphabétique.» (O. Weijers, Dictionnaires et répertoires au moyen âge, op. cit. p. 200)

500.

Voir: N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. vol. II., Annexe 12, p. 714-734.

501.

Notons tout de même: G. Hasenohr, Un recueil de distinctiones bilingue du début du XIVe siècle: Le manuscrit 99 de la bibliothèque municipale de Charleville, In. Romania, 99, 1978, p. 47-96 et 183-206. De même, signalons deux autres autreurs de distinctions: Arnaud Royard et Bindo de Sienne. (O. Weijers, Dictionnaires et répertoires au moyen âge, op. cit. p. 121.)

502.

Voir : H. Denifle et E. Chatelain (éd), Chartularium Universitatis Parisiensis II, Paris, 1891, p. 107-112.

503.

R. H. et M. A. Rouse, Biblical Distinctions, art. cit. p. 36-37.