a) Le savoir théologique dans les distinctions

Chez Hugues, comme chez la plupart des prédicateurs du XIIIe siècle, une partie des distinctions sert à présenter un savoir théologique ou doctrinal selon un ordre déterminé, tandis qu'une autre partie des distinctions traite des questions morales pour établir la plupart du temps une nette différence entre le bien et le mal. 504

Nous constatons en revanche, qu'en comparaison des questions morales, les questions théologiques sous forme de distinctions sont relativement rares dans les sermons de Hugues de Saint-Cher. Peut-être, la forme de la distinction se prête-t-elle moins à l'exposition des doctrines, ou simplement l’exposition de la doctrine y est-elle plus sommaire et plus réduite que celle de la morale ? De toute façon, les prédicateurs se contentent généralement d’évoquer des points du dogme bien établis et incontestés. Les distinctions portant sur la théologie se limitent en effet à «distinguer» les différents attributs des personnes divines ou les différentes propriétés ou caractéristiques d'un objet, d'une notion ou d'un événement.

Dans le même ordre d'idée, les attributs des personnes de la Sainte Trinité (Pater - potens, Filius - sapiens, Spiritus sanctus - benignus) ou ceux de Dieu en général (iustitia, sapentia, potentia) font l'objet d'une distinction chez Hugues. 505 En outre, la forme de la distinction permet d'énumérer les raisons pour lesquelles Dieu est le maître de l'homme, tels la création, le rachat ou la tutelle. 506  

Plus encore, le royaume de Dieu semble être un sujet de prédilection de Hugues : les nombreuses caractéristiques de la vie éternelle sont souvent énumérées sous forme de distinctions. Ces dernières contiennent généralement trois à quatre éléments du thesaurus suivant : multa, magna, preciosa, perpetua, vita eterna, gaudia etena, iocunditas, delectabilia, omnibus bonis fecunda, dulcedo, concordia, pax, mentis exultatio, sanctorum societas, Dei visio, stabilitas, securitas. 507 Souvent, le royaume de Dieu est comparé au monde d'ici-bas. Hugues semble affectionner cette opposition sous forme de distinction, car les propriétés positives de la vie éternelle y sont mises en relief par leurs contraires se rapportant au monde : dulcedo - amaritudo, iocunditas - meror, impermittabile - permittabile, incomparabile - comparabile quasi nichilo, saturitas - fames, immutabilitas - mutabilitas, libertas - servitus… 508 La joie éternelle est également soulignée par la peine que l'homme doit supporter dans ce monde. Sous la forme d’une distinction, Hugues insiste sur les caractéristiques de cette peine qui - légère et brève - est la quote-part de tous les hommes (omnibus communis) et permet de se libérer de la peine éternelle. 509 Notons ici deux longues distinctions qui contiennent exactement les mêmes arguments. Ainsi, Hugues affirme que l'homme doit souffrir dans ce monde pour suivre l'exemple du Christ, pour rendre au Christ le même (reddere Christo vicem pro vice), pour réjouir les anges, pour faire de la nécessité une vertu, pour éviter une plus grande peine par une moindre et pour jouir du repos après le travail. 510

A l'opposé de la vie éternelle, la peine perpétuelle fait également l'objet de distinctions contenant les caractéristiques suivantes : acerbitas, diversitas, eternitas. 511 En revanche, contrairement aux propriétés du royaume de Dieu, qui se trouvent en masse dans les sermons de Hugues, celles de l'enfer sont moins fréquentes, comme si l'auteur voulait attirer par la beauté du lieu accordé à la vie éternelle plutôt que d'effrayer par l'aspect hideux de l'endroit dévolu à la peine perpétuelle. En effet, le peu de distinctions en cette matière dénote que l'enfer est horrible, intolérable, interminable et qu’il y règne le feu, la puanteur et le désespoir. 512

Alors que les distinctions traitant de l'enfer sont plutôt rares, le sujet de la peine éternelle en général doit être complété par ceux de la mort et du jugement. Ainsi, Hugues rappelle que chacun doit rendre justice au moment de sa mort en restituant son corps à la terre, ses biens temporels au monde et son âme à Dieu. 513 De même, l'auteur affirme que l'homme doit craindre la mort, le jugement et l'enfer; il expose même à l'aide de distinctions les trois motifs de cette crainte du jugement dernier, à savoir la conscience qui accuse, la sévérité du juge et la damnation imminente. 514  

Notes
504.

Voir: N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 281.

505.

Sur la Trinité: (54, 3) et (59, 1-3). Sur Dieu, en général: (1, 2), (30, 7) et (59, 4).

506.

Ratione reationis, emptionis, tuitionis. (94, 1). Dieu est le maître de l'homme, car: il a l'a créé, racheté et hérité (- _Iure artificii ut faber dicit cutellum suum esse, eo quod ipsum fabricavit. […] - Iure emptionis ut est qui emit equum. […] - Iure hereditatis ut cum quis hereditatem sibi a patre legatam dicit esse suam. 41/b, 1).On trouve des variantes de ces trois éléments, tels: Creare, redimere, salvandum promittere (86, 3), Expectare (ad penitentiam), condonare, salvare (88, 3). Selon une autre version: Dieu accomplit pour les hommes 5 actions: redimere tanto precio, paratus esse suscipere derelinquentes, tam assidue nos flagellare et corripere, tam diligenter nos custodire, tam diligenter nos nutrire pane doctrine et eucharistie (102, 2).

507.

Multa, magna, preciosa, perpetua (25, 3). Gaudia eterna, delectabilia, fecunda omnibus bonis (30, 13). Eterna, impermutabilia, delectabilia, omnibus bonis fecunda (84, 1). Dulcedo, condordia, gaudium (62, 1). Vita eterna, sanctorum societas, Dei visio (53, 2). Delectas, sanctorum associatio, Dei visio (73, 8). Stabilitas, iocunditas, fertilitas, dulcedo, securitas, eternitas, societas, Dei visio (95, 2). Omnis dulcedo, mentis exultatio, concordia et pax (106, 3). De même, le repas du Seigneur - désignant la vie éternelle - est composé de plusieurs plats: Dei assimilatio, Dei visio, corporis compositio, mutua dilectatio, angelorum associatio, dampnatorum pene inspectio, eternitatis exultatio, mortis eterne evasio, gratiarum actio, loci amenitas (107, 3).

508.

Hugues souligne la différence entre la vie terrestre et la vie éternelle: labor - requies, mutabilitas - immutabilitas, servitus - libertas, paupertas - thesauri multiplex, fames - saturitas, vilitas - honor, amaritudo - dulcedo, meror - iocunditas, bellum - concordantia et pax (25, 1). De la même manière, la joie de ce monde est mise en parallèle avec la joie céleste: permittibile - impermittibile, comparabile quasi nichilo - incomparabile, divisibile - indivisibile (50, 3). Le bonheur du royaume de Dieu est incomparable avec celui de ce monde, ainsi il vaut mieux limiter ce dernier pour mériter le premier: gaudia eterna - momentanea passio, delectabilia - afflictio brevi penitentie, fecunda omnibus bonis - restrictio brevi voluptatis (30, 13). L'auteur affirme que le monde donne juste le contraire de ce qu'il promet: societas - timor, satietas - inanire, quietas - labor (74, 1). Ailleurs, Jérusalem et Jéricho sont comparés respectivement au royaume de Dieu et au monde d'ici bas: visio pacis - perturbatio, iocunditas - meror, dulcedo - amaritudo (91, 2). Il arrive que les bonheurs de la vie éternelle soient soulignés par la négation absolue de leurs contraires, caractéristiques des conditions humaines: gaudium sine dolore, requies sine labore, vita sine morte (125, 2)

509.

Cette «peine» (pena, dolor) supportée en ce monde se confond souvent avec la pénitence. Ainsi, la douleur de ce monde est: brevis, omnibus communis, immunis a pena eterna (12, 2). La tristesse des disciples de Jésus est: brevis, omnibus communis, immunis a pena eterna (50, 4). La pénitence pour les péchés est: levis, brevis, a pena eterna immunis (54, 2).

510.

Observare Christi exemplum, reddere Christo vicem pro vice, letificare angelos Dei, facere virtutem de necessitate, vitare maiorem penam minori, habere requiem post laborem (40, 3) et (46, 4).

511.

Mis à part quelques modifications minimes, les propriétés de la peine éternelle sont les mêmes: acerbitas, fetiditas, deversitas (30, 11), acerbitas, diversitas, eternitas (35, 2) ou acerbitas, diuturnitas, diversitas (125, 2).

512.

Horribilis, intollerabilis, interminabilis (30, 12). D'autres caractéristiques de la mort perpétuelle sont: velocitas, periculi immensitas, horribilitas (125, 2) ignis, sulphur, spiritus procellarum (cf. Ps. X. 7) (73, 7) ou fetor intollerabilis, ignis inextinguibilis, desperatio incomparabilis (78, 4).

513.

Tradere corpus terre, tradere temporalia mundo, tradere animam Deo (52, 4). Reddere corpus humo, temporalia mundo, animam Deo… (95, 3). Voir encore sous forme d'exégèse: Eccli. X. 13, Cum morietur homo hereditabit serpentes, id est demones qui habebunt animam, et bestiales, id est filios bestiales qui habebunt hereditatem, et vermes qui habebunt ad litteram corpus (61, 2).

514.

Peccator debet timere: mors, iudicium, infernum (78, 1-4). (Sur la crainte que l'homme doit ressentir, voir aussi: 85, 1). La crainte au moment du jugement dernier sera: Consiencia accusans, iudicis severitas, imminens dampnatio (78, 3). Voir aussi: Consciencia accusans, iudicis severitas, penarum diversitas (108, 3). Nous lisons ailleurs que l'examen lors du jugement dernier sera: revelatio sine errore, confusio cum rubore, examinatio cum rigore (125, 3).