Dans les pages qui suivent nous allons analyser la structure interne des distinctions de Hugues de Saint-Cher. Parallèlement, nous nous concentrerons sur l'agencement des membres au sein d'une distinction, ainsi que sur les relations qui existent entre deux distinctions. De même, nous tâcherons de souligner les structures récurrentes que Hugues a utilisées prioritairement.
La plupart des distinctions juxtaposent des causes, des effets, des motifs, ou des modalités en accumulant les éléments parfois jusqu'à la prolifération. Cette structure est banalisée par sa fréquence et sa neutralité, et elle constitue le degré zéro de la composition des distinctions. 547 Aussi ne nous y étendons-nous pas davantage, réservant notre temps et nos efforts à des structures plus marquées et plus significatives.
La deuxième démarche consiste à établir une opposition fondée principalement sur la différence entre le bien et le mal. Cette opposition peut exister à l'intérieur d'une même distinction ou entre deux distinctions. Certaines différenciations entre les propriétés de la vie éternelle et celles de la damnation perpétuelle - nous l’avons déjà vu - appartiennent à la première catégorie. 548 Nous avons également mentionné l'opposition entre la chasteté, la pauvreté et l'humilité d'une part, et la chair, le monde et le diable d'autre part. Cette opposition est toujours exprimée au sein d'une seule distinction lorsque Hugues déclare que le monde est ébranlé soit dans la prospérité par le transport de l'âme (elatio), soit dans la nécessité par le désespoir. Ailleurs, pour confirmer son propos (à savoir que Jésus est venu dans ce monde pour le bien des justes et pour le malheur des injustes) Hugues expose quatre oppositions : iudei - gentes, demones - angeli, vitium - virtus, mali - iusti. 549
Il arrive que les parties d'une distinction soient opposées à celles d'une autre. Nous avons déjà noté les différences entre la joie céleste et le plaisir de ce monde, mais le cas le plus fréquent est une opposition sur base morale. Ainsi, les péchés gula, inanis gloria, avaritia sont opposés aux comportements vertueux ieiunium, oratio, elemosina, tandis que l'orgueil est opposé à l'humilité et la foi au manque de foi. Hugues affirme qu'avant la venue du Christ l'homme était triplement faible (faciles et simplices ad seducendum, debiles ad operandum, fragiles ad resistendum), mais qu’il est venu à nous avec trois remèdes (Deus nobiscum, Deus in nobis, Deus pro nobis). De même, aux quatre raisons pour lesquelles Adam fut chassé du Paradis répondent celles qui permettent à l'homme d'y retourner. 550
Un autre type de structure interne des distinctions consiste à créer une ligne de progression, procédé que Hugues utilise souvent. Ainsi, en désignant les étapes successives du cheminement vers Dieu, l'auteur précise que certains non seulement ne cherchent pas le Christ, mais qu'ils le fuient; d'autres tout en le cherchant ne le trouvent pas; d'autres encore le cherchent, le trouvent, mais ne le gardent pas; enfin, certains le cherchent, le trouvent et le gardent précieusement. 551 Dans une autre distinction, les péchés sont amara, amarior et amarissima, selon qu'ils ont été commis en pensée, en parole ou en acte. 552 La mort des hommes justes est bonne, meilleure ou excellente, tandis que la mort des pécheurs est mauvaise, pire ou le pire. 553 Nous pouvons également observer une même progression dans la manière dont Dieu parle à l'homme: par l'inspiration interne, par la prédication, ainsi que par les tribulations. Cette Parole de Dieu purifie et guérit l'âme avant de l'enflammer. De même, l'homme doit prier humblement Dieu pour ne pas récidiver, pour se parfaire et pour persévérer. 554
Souvent, le sens de la progression est implicite. Ainsi, Hugues distingue trois types de pécheurs désignés par les trois morts que Jésus a ressuscités : la fille morte à la maison (peccatum cogitationis) retrouve la vie facilement, le cadavre devant la porte (peccatum locutionis) revient à la vie plus difficilement, tandis que le mort enseveli (peccatum operis vel consuetudinis) est ressuscité avec force difficultés. 555 Les actes des personnes divines sont souvent commentés avec une teinte de progression : Jésus a instruit, enflammé et rémunéré ses disciples; il est monté dans un bateau pour traverser la mer avant d'arriver au port. Le comportement de Dieu envers le pécheur consiste à attendre patiemment qu'il fasse pénitence, à l'appeler doucement, ainsi qu'à l'accueillir avec miséricorde. 556
Notons ici un cas spécial : la progression dans le temps. Hugues utilise parfois sous forme de distinctions tripartites la division «passé, présent, futur» et cela toujours par rapport aux péchés. Ainsi, les péchés passés sont à regretter (dolere), les péchés présents sont à effacer (delere, confiteri), tandis que les péchés futurs sont à éviter (cavere). 557 De même, c'est à travers ces repères temporels qeu Hugues observe la luxure en transformant une phrase de Grégoire le Grand en une distinction. 558
Les distinctions de Hugues sont souvent basées sur la logique des circonstances ou des modalités d'un acte. Ainsi, dans le sermon Factum est post triduum (Lc. II. 46), Hugues construit tout le sermon autour de quatre distinctions qui examinent les circonstances du récit biblique suivant : la quête du petit Jésus par ces parents. Les quatre fils directeurs de la composition sont: quid, quomodo, quando, ubi - quatre modalités formant autant de distinctions. 559 Dans le même ordre d'idée, au sujet du thème Cum turbe irruent ad Iesum (Lc. V. 1), Hugues observe les quatre circonstances sous forme de quatre distinctions: qui venit, quomodo veniunt, per quam viam veniunt, ad quem veniunt. 560 Tantôt Hugues analyse les circonstances du commandement du mariage (ab auctore, a loco, a tempore, a causa, a corporali Christi presentia, a miraculorum operatione), tantôt le récit d'un miracle offre pour lui l'occasion de s'interroger sur les différentes circonstances de la guérison: difficultas curationis, locus curationis, tempus curationis, modus curationis. 561 On apprend que la peine correspond au péché commis quant à son mode, son nombre, sa quantité et sa qualité, tandis que dans la Passion du Christ il faut considérer l'acte, le mode et la cause. (in opere - patientia, in modo - humilitas, in causa - caritas). 562 Parfois, les propriétés d'un objet, d'un être humain ou d'un concept sont à l'origine d'une distinction. Ainsi, dans le sermon Homo quidam fecit cenam magnam (Lc. XIV. 17), Hugues distingue trois traits qui font le «grand repas»: la dignité de ceux qui le servent, la dignité des participants et l'abondance du repas. 563
Signalons enfin l'apparition d'une division logique de l'espace dans les distinctions. Ainsi, le salut est triple : le salut du corps hors de nous (extra nos), le salut spirituel est en nous (intra nos), tandis que le salut éternel est au-dessus de nous (supra nos). Les mêmes repères spatiaux sont utilisés pour démontrer que les démons attaquent l'homme de tous côtés (a dexteris, a sinistris, a posterioribus, ab anterioribus, a superioribus, ab inferioribus). 564
De nombreuses distinctions sont fondées sur des comparaisons où les différentes parties ont pour fonction de confirmer ou de préciser la comparaison. Ainsi, Hugues affirme à deux reprises que Dieu aime l'homme plus que la mère son fils, plus que le frère son frère, plus que l'époux son épouse. 565 La plupart des comparaisons sont établies au sujet des péchés. Ainsi, le péché est associé à la lèpre, tandis que le mort et l'hydropique signifient le pécheur, dont la vie est comparée à la nuit. 566 Le fidèle est comparé soit à un enfant, soit à un serpent, tandis que le lac de Génésareth désigne le monde, et le navire la pénitence. 567 Parfois, les membres d'une distinction forment autant de comparaisons: Jésus est ici prédicateur, médecin et pauvre, là chef (ductor), docteur distingué (doctor egregius) ou aide. 568 De même, le Saint-Esprit vient en tant que consolateur, docteur ou aide, tandis que les prêtres sont des consolateurs, des avocats et des médecins. 569
Signalons une démarche particulière que Hugues semble affectionner : la recherche des combinaisons des différents éléments au sein d'une distinction. En général, Hugues utilise cette technique pour distinguer les différentes catégories de gens. Ainsi, une citation biblique (Non turbetur cor vestrum, Io. XIV. 27) lui fournit l'occasion de broder sur le mot «turbetur». Ici, après avoir rappelé que le Christ a laissé la paix contre le trouble du cœur, Hugues précise méticuleusement dans une distinction les quatre catégories de gens, fondée sur la combinaison des deux éléments «être troublé» et «troubler les autres». L'auteur précise que certains sont troublés sans troubler leur prochain; d'autres ne sont pas troublés, mais troublent leur prochain; d'autres encore sont troublés et troublent leur prochain; enfin, certains ne sont pas troublés et ne troublent pas non plus leur prochain. 570 Selon une autre catégorisation, les hommes ressemblent à trois espèces d'arbres : l'orme portant des fleurs sans porter des fruits ressemble aux hypocrites qui ont bonne réputation au regard des autres, mais leur existence ne porte aucun fruit. Le figuier qui porte des fruits sans avoir des fleurs signifie les gens portant des fruits pour eux-mêmes sans répandre de bonne réputation. Enfin, l'olivier qui porte et des fruits et des fleurs rassemble en lui les deux bonnes qualités. Or, ce sont trois des quatre variations possibles d'une combinaison comportant les éléments: «fleur» et «fruit». 571 Hugues procède également de la sorte pour les questions morales, lorsqu'il développe les différentes relations entre la gloire (exaltatio) et l'humiliation de l'homme. 572
L'usage fréquent de ce procédé de logique chez Hugues nous rappelle le jugement de plusieurs chercheurs qui affirmaient que la principale contribution de Hugues en matière de théologie consistait en une présentation logique des doctrines existantes. 573 Or, nous venons de relever dans les sermons l'usage d'un procédé qui fait appel à des catégories logiques. Du reste, ne peut-on pas considérer l'usage massif de la forme de distinction comme preuve d'un penchant de Hugues pour les catégories logiquement ordonnées …?
En guise de conclusion, notons quelques procédés rares. Il arrive que les cinq sens de l'homme (visus, auditus, odoratus, gustus, tactus) ou les quatre éléments (terra, aqua, aer, ignis) fassent l'objet d'une distinction. 574 De même, parfois les différents termes d'un verset biblique constituent les parties d'une distinction. Ainsi, le thème - c'est-à-dire un passage évangélique - peut servir de prétexte pour exposer une doctrine de telle sorte que les membres de la distinction seront calqués sur le texte du passage biblique. Par exemple, la dame qui persiste dans sa demande en implorant Jésus de guérir sa fille tourmentée par les démons désigne le pénitent qui doit (conformément au passage biblique): «exire, implorare misericordiam, ostendere infirmitatem conscientie, confiteri Iesum verum Deum et hominem, perseverare in petitione sua, recognoscere vilitatem suam.» 575 Notons pour finir qu'en composant ses distinctions Hugues utilise souvent des effets de style: ainsi, lorsqu'il expose les différents membres d'une distinction, il tire partie régulièrement de la consonance des mots.
Nous donnons à titre d'exemple quelques distinctions - (2, 1), (18, 3), (90, 1) - en signalant que 90% des distinctions appartiennent à cette catégorie.
Voir: (84, 1) et (91, 2). Signalons également l'opposition entre ce monde et la vie éternelle (25, 1).
La chasteté, la pauvreté et l'obéissance: (13, 3). Le monde ébranlé: (97, 2). Les quatre catégories de gens: (13, 1). De même, aux quatre raisons pour lesquelles le ventre de la Vierge Marie est béni, Hugues oppose quatre type de péchés: la luxure, l'adultère, la gourmandise et l'orgueil (36, 1). Voir aussi: (29, 1)
Joie céleste vs. plaisir de ce monde: (50, 2 et 4), (94, 1-2) et (94, 3-4). Les péchés contre les bons comportements: (32, 4-7). Orgueil - humilité: (101, 1-2). Foi vs. manque de foi: (105, 1 et 3). L'homme avant et après la venue du Christ: (1, 4). L'expulsion du Paradis (per ocii sectationem, per falsam suggestionem, per mandati transgressionem, per peccati excusationem), vs. le retour au Paradis (bona operando, diabolo resistendo, mandata servando, peccata accusando) (15, 8).
(17, 1). Hugues utilise la même démarche pour décrire les différents comportements vis-à-vis du royaume de Dieu: - Quidam non solum non querunt regnum Dei, set etiam fugiunt. - Quidam querunt set non inveniunt, ut sunt illi qui pro inana gloria faciunt bona. - Quidam querunt et inveniunt, set non accipiunt. - Quidam querunt et inveniunt et accipiunt ut sunt illi qui postquam per caritatem Domini victi sunt, ab eo non recedunt. (95, 1). Ici, on notera au passage la combinaison de plusieurs éléments, une autre démarche préférée de Hugues à laquelle on reviendra plus tard.
Sermons (50,1) et (79,2).
(61, 1-2). Notons que dans cet exemple on trouve à la fois une progression et une opposition. Au sujet des péchés, notons qu'en considérant les motifs d'un mariage Hugues établit une gradation selon le caractère peccamineux de l'intention: (63, 7)._
Inspiratio, predicatio, tribulatio: (99, 2). Mundare, sanare, inflammare: (68, 2). Non recidivandi, perficiendi, perseverandi: (73, 4).
Filia in domo defuncta (peccatum cogitationis), mortuus extra portam (peccatum locutionis), mortuus in sepulcro (peccatum operis vel consuetudinis) (119, 2)
Sur Jésus: Instruere, accendere, remunerare: (97, 3). Navirem ascendere, transfretare mare, pervenire ad portum: (103, 2). Le comportement de Dieu envers le pécheur: - Patiens, peccatorem ad penitentiam expectando. - Dulcis, expectatum dulciter revocando. - Misericors, revocatum misericorditer suscipiendo (86, 1).
Le comportement vis-à-vis des péchés (passé, présent, à venir): dolere, delere, cavere, (30, 8). Peccata preterita ad dolendum, peccata presentia ad confitendum, peccata futura ad cavendum, (71, 2). Au sujet des péchés, Hugues affirme qu'il faut craindre trois (sic!) choses: De peccatis preteritis incertitudo venie, de presentibus bonis dubietas placentie, (85, 1).
Luxuria presens non satiat. - Luxuria futura cruciat. - Luxuria preterita non delectat. (90, 3).
(17, 1-4)
(68, 1)
(18, 1) et (100, 2).
(109, 1) et 122, 1).
«Sequitur. Magnam. Magna dicitur: - Propter dignitatem ministrantium. - Propter dignitatem discumbentium. - Propter plenitudinem fruendorum. Quia quicquid desiderabitur, ibi erit.» (62, 2) Nous lisons dans un autre sermon qu'il faut abandonner les vices pour ces raisons: dignitas vocantis, diuturnitas iacendi, pollutio loci (106, 1). Notons au passage une distinction semblable de Pierre de Limoges pour le même dimanche, présentée par Nicole Bériou: «[…] les quatre traits qui font le «grand repas»: la noblesse de celui qui le sert, la préciosité des mets, l'amour de celui qui sert, l'utilité qu'en retire celui qui y vient.» (N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole, op. cit. p. 287.)
Voir: (68, 1) et (77, 1). Ajoutons à ces exemples, la différenciation classique entre l'inspiration intérieure et la prédiction extérieure (interna inspiratio, exterior predicatio, frequens tribulatio: 99, 2).
Dilexit enim nos [Deus] quadrupliciter (sic !): Plus quam mater filium, plus quam frater fratrem, plus quam sponsus sponsam (12, 1). Notons une variante qui révèle peut-être le quatrième membre qui manque dans le premier exemple: […] omnes multum tenemur diligere [Deum], quia ipse dilexit nos plus quam - mater prolem, - frater fratrem, - sponsus sponsam, - corpus vitam (56, 1).
Le péché comparé à la lèpre: (92, 1). Le pécheur est comme le mort: (97, 5). L'hydropique signifie le pécheur: (100, 1). La vie des pécheurs ressemble à la nuit: (69, 2). Voir aussi: (65, 1)
Le fidèle et l'enfant: (125, 1). L'homme et le serpent: (90, 2). Le lac Génésareth et le monde: (68, 4). Le navire et la pénitence: (103, 4).
(97, 1) et (70, 3).
Le Saint Esprit: consolator, doctor, adiutor (58, 2). Les prêtres : consolator, advocatus, physicus (93, 4).
(58, 1)
(75, 2) (Bien entendu, la quatrième possibilité logique - qui serait un arbre qui ne porte ni fleur, ni fruit - n'était pas utilisable pour Hugues.)
«Notandum quod variis modis exaltantur et humiliantur in hoc seculo et in futuro : -Alii hic et in futuro exaltantur, sicut rex David et Iob et multi alii, qui in presenti multas divitias et honores habuerunt, tamen Domino placuerunt. […] - Alii hic et in futuro humiliantur, sicut isti pauperes superbi qui post multas divitias ad paupertatem veniunt, et in fine ad penas perpetuas transeunt. Vel, certe illi qui pro peccatis suis in hoc seculo puniuntur, et in futuro punientur, qualis fuit Herodes et Antyochus et Pilatus et multi alii. […] - Alii hic exaltantur et in futuro humiliabuntur, sicut sunt superbi divites […] - Alii hic humiliantur, set in futuro exaltabuntur, sicut sunt viri pauperes qui pro Christo se humiliant.» (87,1) Hugues utilise une variante de ce procédé lorsqu'il recense les quatre types de l'orgueil (82, 1), ou les attitudes humaines en matière de la recherche de Jésus (17,1, voir supra).
Voir supra, le chapitre 2.
Les cinq sens: (63, 5) et (77, 2). Les quatre éléments: (98, 4).
(34, 3). Voir aussi: (97, 6).