L'analyse des distinctions doit être complétée par l'examen de deux autres techniques exégétiques: les autorités et les interprétation de noms. Or, dans les sermons de Hugues de Saint-Cher elles jouent un rôle secondaire par rapport aux distinctions auxquelles elles sont subordonnées.
Après avoir longuement traité des distinctions, nous cherchons à présent à démontrer que celles-ci sont en étroite relation avec les autorités. En effet, dans les sermons de Hugues de Saint-Cher les distinctions et les autorités vivent dans une symbiose parfaite. Les citations bibliques sont toujours complémentaires des membres d'une distinction, mais tout en les complétant, elles ont également pour but de les confirmer. Chaque fois, ces autorités scripturaires servent à appuyer les énoncés des distinctions et fournissent l'autorité de la Sainte Ecriture. Notons ici que selon Jean de Galles il existe quatre manières de faire concorder une autorité avec le membre de la division auquel elle se rapporte. Tout d'abord, elle peut concorder par l'idée et par le mot (realiter et vocaliter). Ensuite, l'auteur peut se contenter d'établir une concordance par l'idée seulement. Parfois au contraire, il n'existe qu'une pure concordance de mots entre autorités confirmatives et membres de la division. Enfin, il arrive qu'il n'y ait ni concordance réelle, ni concordance vocale. 576 En commentant ces quatre manières de faire concorder une autorité avec un membre de division, Jean de Galles recommande les deux premières. Il précise que la troisième manière qui consiste à établir une pure concordance de mots est condamnable, car dans ce cas il faut forcer le texte pour lui rendre ces idées, tandis que la quatrième façon de procéder caractérisait les anciens Pères et les docteurs qui prêchaient sous l'inspiration du Saint-Esprit. 577
Hugues ne tombe pas dans le piège de ces deux derniers procédés, qui trahiraient le contenu du texte biblique. Excellent exégète et auteur d'une concordance, il applique dans ses sermons les procédés exégétiques les plus appropriés 578 : il fait toujours correspondre les autorités confirmatives soit par l'idée et par le mot, soit par l'idée seule et évite d'opter pour des textes bibliques qui, mise à part la correspondance formelle ne corroboreraient guère l'énoncé de la distinction sur le plan conceptuel.
L'exemple typique du sermon Ecce leprosus veniens (Mt. VIII. 2) 579 illustre la manière dont les autorités bibliques s'insèrent dans le développement des distinctions. Dans ce sermon, Hugues recense les sept raisons pour lesquelles la lèpre signifie le péché mortel, et chaque subdivision est appuyée par au moins une citation scripturaire qui confirme la phrase précédente, souvent per rem et vocem. 580
Hugues applique souvent le procédé de la distinction avec une certaine complexité. En effet, il est une formule qu'il semble particulièrement affectionner : après avoir confirmé les membres d'une distinction par une autorité scripturaire, il attache à la fin de la distinction une autre autorité censée regrouper les subdivisions précédentes. Ainsi, dans le sermon Homo quidam fecit cenam magnam (Lc. XIV. 17), Hugues affirme que la gloire éternelle peut être comparée au repas pour trois raisons (ce sont également les trois dons de l'âme): La première est la douceur. Cette subdivision est confirmée par la citation d'un Psaume (Quam magna multitudo tue dulcedinis, Ps. XXX. 20) ; la seconde est l'entente (concordia). Cette partie est confirmée par deux autorités bibliques (Ecce quam bonum et quam iocundam, Ps. CXXXII. 1; Sedebit populus meus in pulchritudine pacis, Isa. XXXII. 18) ; la troisième enfin est la joie - ce membre de la distinction est appuyé par trois autorités confirmatives (Exultabunt sancti in gloria, Ps. CXLIX. 5; Gaudium et letitia, Isa. LI. 3; Gaudebo in populo meo, Isa. LXV. 19). Or, ajoute Hugues, ces trois propriétés sont représentées par les trois fruits que les gens qui ont exploré la terre promise ont rapportés (cf. Num. XIII. 23) : la figue signifie la douceur, le raisin désigne la joie, tandis que la grenade symbolise l'entente… En effet, cette manière de reprendre les subdivisions d'une distinction afin de les confirmer ensemble par une seule autorité adéquate est un trait dominant de l'écriture de Hugues. 581 Par ailleurs, ce procédé est la variante d'un ornement du sermon - unitio - qui consiste à «ramasser en une phrase […] les idées qui ont été tour à tour développées, en se servant pour cela d'une correspondance scripturaire». 582 Ajoutons que si les prédicateurs emploient généralement cet ornement à la fin du sermon, Hugues l'appose de préférence à la fin d'une distinction.
Une autre particularité concerne l'agencement proprement dit des autorités dans les sermons. Si l'on adopte la distinction des artes praedicandi entre enchaînement d'une part et le traitement rationnel des autorités d''autre part, nous devons constater que Hugues emploie les deux méthodes. 583 En général, il enchaîne les autorités scripturaires (et patristiques) sur la base d'une idée ou d'un mot extraits d'un membre de la division. Chacune des autorités confirmatives sert à appuyer cette partie de la division ou de la distinction. C'est une structure verticale : les autorités concourent à l'explication de l'idée de la position théologique ou de l'enseignement moral. Rares sont les structures horizontales où les autorités ne se rapportent pas à un mot ou une idée du membre de la distinction, mais reprennent un mot de l'autorité précédente permettant ainsi de faire une digression. En effet, la rigueur de la composition chez Hugues exige que seules les autorités confirmant l'énoncé de départ soient exposées.
Bien que les autorités bibliques soient également présentes dans le développement continu des sermons, leur rôle à ces endroits rôle reste accessoire. Nous constatons que l'utilisation systématique des autorités scripturaires ne peut être dissociée du procédé de distinction: c'est dans ce cadre qu'elles remplissent pleinement leur fonction. Or, cette fonction se révèle d'autant plus importante que chez Hugues les parties d'une distinction sont parfois trop lacunaires pour permettre une interprétation sans équivoque. Alors, les autorités contribuent à clarifier le propos de l'auteur.
Quant à la répartition des citations scripturaires, nous constatons que les différents livres bibliques sont inégalement représentés. La plupart des citations proviennent des Psaumes, des Proverbes et de Job, mais Ecclésiastique et le Livre de la Sagesse sont également abondamment cités. De même, nous trouvons de nombreuses occurrences du Pentateuque, des livres des Rois et des grands prophètes (Esaïe, Jérémie, Ezéchiel). Parmi les prophètes mineurs, Osée, Joël, Michée, Zacharie et Habakukk sont représentés par de nombreuses références, tandis que l'on ne touve guère de citation de Josué, de Ruth, de Maccabée ou d'Agée. Quant aux livres néo-testamentaires, les évangiles, et les épîtres pauliniennes l'emportent largement, mais on trouve également de nombreuses occurrences des épîtres de Jacques, de Pierre et de l'Aposcalypse. D'une manière surprenante, les Actes des Apôtres sont moins cités. 584
Ne fut-ce que quantitativement, les autorités patristiques ont un rôle moins important en regard des citations scripturaires. En effet, elles ne figurent dans le texte que sporadiquement: dans les 126 sermons de Hugues nous trouvons quelque 220 autorités provenant des Pères de l'Eglise, soit moins de deux citations par sermon. Là où elles sont présentes, ces auctoritates se trouvent prioritairement au voisinage des distinctions et remplissent le même rôle que les autorités scripturaires.
Parmi les Pères de l'Eglise, Grégoire le Grand est le plus souvent cité, autant que saint Augustin et saint Bernard réunis. Signalons au passage que les citations de saint Bernard sont plus nombreuses que celles de saint Augustin, ce qui témoigne d'une certaine popularité des œuvres de l'abbé cistercien auprès de la première génération des dominicains. Les occurrences de saint Jérôme ne constituent en revanche qu'un tiers des citations de saint Bernard, tandis que les passages extraits de la Glose représentent un quart de ses citations. En outre, si l'on trouve quatre citation de Bède et de Gration, il est toute une série d'auteurs - tels saint Ambroise, Boèce, Isidore et Raban Maur - qui n'en présentent qu'une ou deux. Parmi les auteurs profanes, notons une occurrence de Sénèque et une autre d'Ovide. Signalons enfin l'absence étonnante des exempla : dans l'ensemble des sermons, on n'en trouve que quatre. 585 Récapitulons à présent ces occurrences dans le tableau ci-dessous.
Gregorius | Augustinus | Bernardus | Hyeronimus | Glossa | Gratianus | Beda |
79 | 35 | 46 | 10 | 16 | 4 | 4 |
Isidorus | Ambrosius | Boetius | Rabanus Maurus | Ovidius | Seneca | Exempla |
2 | 1 | 1 | 1 | 1 | 1 | 4 |
Voir: Th-M. Charland, Artes praedicandi. Contribution à l'histoire de la rhétorique au Moyen Age, Paris, 1936, p. 170-172.
Th-M. Charland, Artes pradicandi, op. cit. p. 171.
Notons ici que Hugues devait utiliser une concordance pour compléter son texte des citations scripturaires.
Sermon 20, 2.
Ainsi, la lèpre est comme le péché mortel, car elle ne tue pas l'homme tout de suite (Impius multo vivit tempore in sua malitia, Eccles. VII. 16), elle tue les autres (Ecce ego ad te, mons pestifer, ait Dominus, qui corrumpis universam terram, Iere. LI. 25; Peccatum suum quasi Sodoma predicaverunt, nec absconderunt, Isa. III. 9), elle cherche à nuire à soi-même (Usquequo, parvuli, diligitis infantiam et stulti ea que sibi sunt noxia cupient?, Prov. I. 22), elle se révèle le pire à la fin (Confundentur vehementer, quia non intellexerunt opprobrium sempiternum quod nunquam delebitur__, Iere. XX. 11), elle rend l'homme abominable (Facti sunt abhominabiles, Osee, IX. 10), elle sent mauvais pour les autres (Abhominatur iusti virum impium, et abominanatur impii eos qui in recta sunt via, Prov. XXIX, 27; Ubi omnes sunt fetidi, unus fetor minine sentitur, Bernardus), elle est jetée en dehors de la ville, c'est-à-dire en dehors de l'Eglise (Cum huiusmodi nec cibum sumere, intellige nec dum orare, I. Ad Cor. V. 11; Si quis non obedit verbo nostro per epistolam, hunc notate, et non commisceamini, II. Ad Thes. III. 14).
Notons par exemple les sermons (25,1), (30,6), (32,5), (73,2), (108,6) et (113, 1 et 3).
Th-M. Charland, Artes praedicandi, op. cit. p. 217.
Sur l'enchaînement et le traitement rationnel des autorités, voir: Th-M. Charland, Artes praedicandi, op. cit. p. 189-206
Quant aux autres occurrences des citations scripturaires, voir l'Index II.
Il s'agit de cinq occurrences de quatre exempla distincts. Voir: (61,2), (75,4), (123,2), tandis que les deux occurrences du même exemplum sont (2,2) et (98,2).