Une autre technique exégétique consiste à interpréter des noms propres de la Bible afin d'en dégager leur sens spirituel. Ce procédé fut cher aux exégètes et aux prédicateurs qui étaient tous à la recherche d'une étymologie des termes bibliques lorsqu'il abordaient la dilatatio. Pour les y aider, les Interpretationes nominum hebraicorum recensaient les différents sens étymologiques des mots bibliques en s'efforçant «toujours de retrouver une racine hébraïque et de donner une traduction en fonction de cette racine». 586 De ce point de vue, ces livres peuvent être apparentés à un autre type d'instrument de travail : les recueils de distinctions. Il n'y a pas lieu ici de traiter des livres d'interprétations, aussi nous contenterons-nous de faire succinctement la liste de ces oeuvres d'après l'article de Gilbert Dahan. 587
L'œuvre de référence est le Liber interpretationum hebraicorum nominum de saint Jérôme, composé vers 390. Les entrées de cet ouvrage sont classées par livres bibliques et à l'intérieur de chaque livre par ordre alphabétique. L'autre collection, attribué à Etienne Langton, est désignée par l'incipit: Aaz apprehendens. Ici, l'ordre des entrées suit l'alphabet sans tenir compte des livres bibliques. Les ouvrages moins répandus du XIIe siècle, tels Adam interpretatur homo, Aaron mons fortis ou fortitudinis, Assur a quo denominati sunt Assirii et Abba interpretatur pater, constituent une étape intermédiaire entre les deux ouvrages de référencecités ci-dessus. 588
Dans les pages suivantes, nous tâchons de montrer comment Hugues a usé de l'interprétation des noms bibliques pour développer ses sermons. Selon Gilbert Dahan, «le recours à l'interprétation des noms hébraïques est une constante dans la prédication et dans l'exégèse du XIIe et du XIIIe siècle.» 589 De fait, Hugues utilise par intermittence cette technique comme procédé d'amplification (dilatatio) pour le développement de ses sermons. Il s'insère ainsi dans la tradition qui consistait à élaborer une tropologie à partir des interpretationes: l'interprétation des mots lui permettait de passer du sens littéraire au sens spirituel, et plus particulièrement au sens moral. L'auteur remplace les noms de personnes ou les noms de lieux par leur traduction pour accéder à un niveau d'abstraction qu'il lui appartient ensuite de développer par le procédé de l'opposition ou de la concordance.
Dans les 126 sermons des évangiles de Hugues, nous trouvons quelque soixante-dix noms bibliques interprétés, et comme ils sont parfois répétés dans le texte, cela fait au total cent dix occurrences. 590 Si ce nombre ne semble pas très élevé par rapport au regard d'autres sermonnaires, nous constatons que les interprétations des noms bibliques jouent des rôles variés dans les différents sermons.
Elles peuvent avoir une fonction importante dans le développement du sermon. Ainsi, une dizaine de sermons de Hugues sont développés à l'aide d'une série d'interprétations onomastiques qui constituent également la charpente du sermon. 591 Prenons à titre d'exemple le sermon Erat autem proximum Pascha (Io. VI. 4), 592 où l'auteur commence par affirmer que Pâques signifie passage (transitus) et que c'est la fête des Juifs qui 'confessent leurs péchés'. Le mot transitus fournit à Hugues l'occasion d'expliquer que le 'passage' se déroule entre le mal et le bien, en opposant les propriétés de la vie en ce monde et celles de la vie éternelle. Il rappelle toutefois que seuls participeront à la fête les Juifs, c'est-à-dire ceux qui 'confessent leurs péchés'. La deuxième divisio commence par l'exhortation «Simus ergo Iudei pure et discrete peccata confitendo», idée que Hugues développe en expliquant - sous forme de distinction - les trois raisons pour lesquelles l'homme doit confesser ses péchés. La première raison est d'attrister le diable. L'autorité confirmative tirée du livre de Judith (XIV. 16) permet un développement par l'interprétation d'une série de noms propres: Iudith, Nabugodonosor, Olofernes, Betulia. La deuxième raison est de se libérer par ce biais d'un lourd fardeau. Ici, Hugues développe une comparaison: il affirme que si le bon marchand coupe les cordes de la bête de somme pour éviter qu'elle ne tombe par terre sous le poids de son fardeau, l'homme doit aussi se libérer de ses péchés qui l'attire non seulement à terre, mais en l'enfer. En poussant plus loin la comparaison, Hugues ajoute que le marchand sait à l'avance où il veut aller. Or, le pécheur devrait également le savoir, mais il se dirige droit vers l'enfer, où il restera enfermé pour l'éternité. (Hugues remarque que le bon marchand n'agirait jamais ainsi). La troisième raison pour laquelle l'homme doit faire pénitence est la réconciliation avec Dieu. Ici, Hugues utilise derechef l'interprétation de noms biliques. Il cite la scène de la cour du pharaon, où Joseph ne pouvant se contenir devant ses frères se fit reconnaître. Hugues termine son récit en disant que Joseph s'interprète pa 'augmentation' (augmentum) et qu'il signifie le Christ qui fait augmenter les vertus dans l'homme. Joseph, c'est-à-dire le Christ, en voyant Juda, c'est-à-dire 'l'homme qui confesse ses péchés', l'embrasse sou l'action de la grâce. De même que Joseph a accueilli Juda et ses frères sur ses terres, de même le Christ accueillera dans son royaume ceux qui auront confessé leurs péchés.
Comparée à cet exemple, la plupart des interprétations occupe une place moins importante dans la structure des sermons de Hugues. Certaines sont à la base d'une divisio qui se présente souvent sous forme de distinction. Ici, il faut faire la différence entre les distinctions bâties sur une seule interprétation et celles où chaque partie est basée sur l'interprétation d'un nom différent. 593 Cette dernière catégorie représente une fusion complète entre deux genre exégétiques: interpretatio et distinctio. Ainsi, dans le sermon pour le jour de Pâques (Maria Magdalena, et Maria Iacobi, et Salome, Mc. XVI. 1) Hugues interprète séparément les trois noms du thème sous forme de distinction. De même, dans le sermon pour le premier dimanche après l'octave de l'Epiphanie (Nuptie facte sunt in Chana Galilee, Io. II. 1), Hugues développe une autorité scripturaire dans une distinction où les trois parties sont bâties sur l'interprétation de noms bibliques. Ainsi, le nom des femmes d'Esaü - Ada, Oolibama et Besamath - est interprété séparément sous forme de trois parties d'une distinction. 594
Notons enfin que la plupart des interprétations ont une fonction accessoire dans les sermons de Hugues. En effet, parmi les quelque cinquante interprétations qui appartiennent à cette catégorie une quarantaine figurent à l'intérieur d'une distinction sans pour autant jouer le rôle important que nous venons d'exposer. Ces interprétations précisent simplement le sens d'un nom biblique situé dans une autorité confirmative, ou se contente de rappeler la signification des noms comme Jésus, Marie ou Joseph. 595
Notons enfin que l'interprétation des noms bibliques ne devrait pas dissimuler l'existence d'autres procédés d'extraction, comme l'étymologie ou la dérivation des mots. Or, si nous n'avons pas tenu à exposer les développements basés sur l'étymologie, c'est que la part de ce procédé par rapport à l'ensemble du semonnaire - et en particulier par rapport aux techniques de la distinction et de l'interprétation des noms bibliques - est vraiment infime. 596
En conclusion à cette analyse portant sur les autorités confirmatives et sur l'interprétation des noms bibliques figurant dans les sermons de Hugues de Saint-Cher, nous tenons à souligner l'imbrication qui a été constatée entre autorités et distinctions, d'une part, et interprétations et distinctions, de l'autre. En effet, l'hégémonie des distinctions dans les sermons de Hugues est telle que les autres techniques exégétiques n'apparaissent que dans le cadre bien délimité de la distinctio. Quant à l'intégration des autorités affirmatives dans la structure des distinctions, c'est une donnée constante de la prédication médiévale. En outre, nous avons relevé la tentative de Hugues de fusionner l'interprétation à la distinction.
G. Dahan, Lexiques hébreux/latin? Les recueils d'interprétations des noms hébraïques. In. J. Hamesse (éd), Les manuscrits des lexiques et glossaires de l'Antiquité à la fin du Moyen Age, Louvain-la-Neuve, 1996, p. 481-526. Voir aussi: Idem, L'Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, op. cit. p. 314-325.
G. Dahan, Lexiques hébreux/latin?, art. cit. p. 485-493.
Pour la présentation brève de ces œuvres, nous avons utilisé l'article de Gilbert Dahan cité plus haut.
G. Dahan, Lexiques hébreux/latin?, art. cit. p. 506 et 507-511. Dans cet article, Gilbert Dahan illustre à travers plusieurs exemples l'utilisation des interprétations dans l'exégèse (p. 503-511).
Voir l'annexe Index interpretationum nominum hebraicorum.
Il s'agit des sermons (et des interprétations de noms) suivants: 2 (Betania, Bethfage, Oleos, Ierusalem), 11 (Maria, Ioseph, Iesus), 16 (Ierusalem, Nazareth), 38 (Pascha, Iudei, Ioseph), 39 (Pascha, Iudei), 44 (Magdalena, Iacob, Salome), 91 (Ierusalem, Iericho), 96 (Naym) et 120 (Iohannes, Petrus, Iacobus).
Sermon 38.
Les distinctions basées sur l'interprétation d'un seul nom sont: (David: 4,1), (David: 9,3), (Iesus, Maria: 11,2), (Jesus: 68,1), (Naym: 96, 1), (Naym: 97, 2), (Capharnaum: 111,1). Les distinctions dont les différentes parties sont autant de noms interprétés: (18, 6), (40, 4), (44, 4) et (120, 2).
(44,4) et (18,6).
Ces interprétations figurant dans une partie d'une distinction sont: (Emmanuel: 1,4), (Iosue: 12,1), (Assuerus: 35,2; 51,2; 62,3), (Heli: 62,3), (Michol: 37,3), (Isaac: 37,4), (Cayn: 70,1), (Bethania: 90,3), (Naaman: 92,1), (Laoditia: 29,1), (Ananias: 29,1), (Iaricho: 29,1), (Tyrus et Sydon: 34,3), (Bethulia, Iudith et Nabugodonosor: 38,2), (Ioseph: 38,2), (Beniamin: 39, 3), (Naaman et Iordanis: 39,3), (Aaron et Hur: 15,5), (Mirra: 15,6, 90,5), (Maria et Iohannes: 39,6), (Ioseph, Egypcii et Isaac: 50,5), (Isaac: 39,4), (Rachel: 47,1), (Iordanis: 123,1), (Philippus et Petrus: 42,2), (Maria: 44,4), (Iacob et Esau: 63,2), (Baal: 77,2), (Assirii: 88,3), (Hely: 99,2), (Siba: 104,2), (Maria: 9,1, 9,5), (Chaldaei: 27,1) et (Iesus: 16,1). Les interprétations ayant un rôle accessoire et figurant hors des distinctions sont: (Iesus: 14,5), (Geth: 63,2), (Iayri: 119,1) et (Goliath: 32,8).
Les interprétations des noms communs selon leur étymologie sont les suivants: stultus = stans altus (3,2); dominus = dans munus (17,1); procedit = procul cedit (17,1), (41/C,6); contrictio = quasi simul vel ex toto tritio (39,2); villicus = ville custos (77,1); lacrima = lavans crimina (80,3); vidua = viro suo viduata (97,6); incliti = intus et cleos (107,1).