2. Les distinctions dans les postilles de Hugues de Saint-Cher

Le commentaire biblique de Hugues de Saint-Cher est pour sa part truffé de distinctions qui, très développées, pouvaient être utilisées comme charpente de sermons par d'autres prédicateurs, voire Hugues lui-même. De toute évidence, elles ne se trouvent pas dans le commentaire littéral de la Postille, mais dans le commentaire moral (moraliter). Elles sont très abondantes dans le commentaire sur l’Evangile de Luc et dans celui sur l’Evangile de Jean. Prenons un exemple tiré de la Postille sur Luc et examinons-le plus en détail.

Dans l’Evangile selon Luc (V. 3), Jésus monte dans la barque de Simon (Pierre) et le prie de s’éloigner de la rive, de là il enseigne la foule. La Postille commente ce passage biblique en comparant la barque à la croix du Christ pour quatre raisons… Premièrement, le navire ressemble à la croix car comme on passe avec le bateau d’une côte de la mer à l’autre, de même on passe de la misère du monde à la joie céleste. Deuxièmement, comme le navire est étroit devant et derrière, mais large au milieu, de même la croix du Seigneur est étroite en haut (où le Christ ne peut reposer sa tête) et en bas (où il lui faut poser un pied sur l’autre), mais large au milieu (car Jésus pend à la croix les bras étendus). Troisièmement, dans le bateau qui traverse la mer dure est la nourriture, insipide la boisson; ainsi de Jésus sur la croix: dure et amère fut sa nourriture, aigre sa boisson (potus amarissimus). Quatrièmement, comme dans le navire qui traverse la mer les passagers éprouvent bien des difficultés, de même le Christ sur la croix subit opprobre et dures souffrances. Ce schéma est complété par des citations scripturaires qui forment un réseau et rendent cette partie du commentaire facilement adaptable à la prédication. 603

Hugues lui-même n’a pas utilisé cette distinction pour la composition de son sermon 22 sur le thème Ascendente Ihesu in naviculam (Mt. VIII. 23). 604 Dans ce sermon, on retrouve l’image du navire comparé à la croix. Hugues y explique que par le navire il faut entendre la croix sur laquelle le Christ est monté lorsqu’il a subi sa Passion pour l'humanité. Ce navire peut conduire l'homme à la patrie céleste, dans la joie. Par la suite, Hugues précise que - selon le sens moral - le navire signifie la croix pour les raisons suivantes : premièrement, tout comme un navire elle reçoit peu de gens ; deuxièmement, elle conduit vite les hommes au port à la manière d’un bateau ; enfin, elle procure la joie à ceux qu'elle a, telle un navire, conduits au port. 605 Même si  l'on relève relativement peu de points communs avec la distinction précédente, il n’en reste pas moins vrai que la démarche du processus d’interprétation, ainsi que la signification même de l’image, sont identiques. Notons que l’interprétation du navire est extrêmement simple dans le sermon, et que certains de ses éléments peuvent provenir de l’image plus complexe du navire que l’on trouve dans le commentaire.

Notes
603.

Item navis Simonis est Crux Domini, quam ascendit propria voluntate, non coactus… Comparatur autem Crux navi propter quatuor. Primo, quia sicut navi transitur de una ripa maris ad alteram, ita Cruce de miseria mundi ad gaudia coele. Unde infra ult. d. Nonne oportuit Christum pati, et sic intrare in gloriam suam ? Sap. 14. a. Exiguo ligno credunt homines animas suas, et transeuntes mare per ratem liberati sunt. Act. 14. d. Per multas tribulationes oportet nos intrare in regnum coelorum. Secundo, quia navis in principio, et in fine stricta est, et in medio lata : Sic Crux Domini in principio, id est, in capite stricta fuit, quia non habuit ubi caput reclinaret, sicut dicitur Matth. 8. c. Volucres coeli, etc. In fine similier, id est, in pedibus stricta fuit, ita ut unus pes super alium poneretur. In medio lata fuit : Unde expansis manibus in Cruce pependit. De arctatione dicitur, Infra 12. f. Baptismo habeo baptizari, et quomodo coarctor, usque dum perficiatur ? De latitudine dicitur, Isaie. 25. d. Extendet manus suas sub eo, sicut extendit natans ad natandum. Tertio, quia in navi, quae transit mare, est cibus aridus, et potus : Et Christus in Cruce cibum amarum, et aridum, et potum amarissimum habuit : Unde Psal. 68. Dederunt in escam meam fel, et in siti mea potaverunt me aceto. Quarto, quia in navi transeunte mare sustinentur multae angustiae : Sic et Christus in Cruce opprobria multa, et dura tormenta sustinuit. Unde in Cruce positus dicit Thren. I. d. O vos omnes, qui transitis per viam, etc. His igitur quatuor rationibus Crux Christi comparatur navi, id est propter officii similitudinem, propter facturae assimilationem, propter cibi, et potus amaritudinem, propter angustiarum perpessionem… (Hugo de Sancto Caro, Postillae in Bibliam, Venise, 1703, p. 158. col. 2-3.)

604.
Il s’agit du sermon ‘Ascendente Ihesu in naviculam, etc’. (Mt. VIII. 23), pour le quatrième dimanche après l’Epiphanie. Ms. Paris, Mazarine 1026, fol. 48vb-49ra
605.

Ascendente Ihesu in naviculam, etc, (Mt. VIII. 23), Nota quod per naviculam istam crux Christi intelligitur. Hanc ascendit Dominus quando in ea pro nobis passionem sustinuit, cuius vestigia sequentes apostoli et apostolici viri eiusdem navis beneficio ad celestem patriam cum gaudio pervenerunt.

Crux Christi moraliter dicitur navicula: - Quia paucos recipit homines. Bernardus, (Semones in Cantica canticorum, 183. 873C.) „Quam pauci sunt hodie, bone Iesu, qui post te velint ire, quamvis non sint aliqui qui ad te nolint pervenire. Scientes enim quod delectationes in dextera tua sunt usque in finem (Ps. XV. 11), consequi te volunt, set non sequi, frui, set non imitari.“ - Quia cito ad portum deducit. Sicut patet in bono latrone cum dixit Dominus. Luc. XXIII. (43), Hodie mecum eris, etc. II. Pe. III. (8), Unus dies apud Dominum quasi sint mille anni, etc. Eccli. XIIII. (14), Ne defrauderis a die bona, etc. - Quiapostquam ad portum duxerit, hominem letum reddit. Tob. III. (22), Post tempestatem, tranquillum facis, etc. Prover. XX. (14), Malum est, malum est, dicit omnis emptor, etc.__ (22,1).