Dieu de miséricorde

Un attribut déterminant de Dieu est l'amour envers les hommes. 634 Nous constatons que la répartition des nombreux sermons traitant de la miséricorde divine est aléatoire : elle ne correspond point à une période particulière de l'année liturgique. Certes, le sujet de l'amour de Dieu est davantage abordé en période de l'Avent, mais la principale raison pour laquelle Hugues traite de ce sujet reste le thème des sermons qui contiennent souvent le mot Dominus, Deus, misericordia ou diligere. 635 En effet, l'auteur saisit toute occasion pour déclarer l'amour de Dieu vis-à-vis de l'humanité : chaque fois qu'il est question de Dieu dans un sermon, cet attribut est évoqué.

Ainsi, dans le sermon Diliges Dominum Deum tuum (Mt. XXII. 37) Hugues précise qu'il faut aimer Dieu non seulement parce qu'il est doté des vertus de l'homme idéal (comme nous avons vu plus haut), mais aussi parce qu'il a fait preuve de son amour envers l'homme par une série d'actes : il a racheté l'humanité, il est prêt à accueillir les délaissés, il corrige et punit les hommes avec persévérance, il surveille l'homme avec amour, enfin il nourrit l'homme du pain de la doctrine et de l'eucharistie. 636 Cette manière d'exposer les preuves de l'amour de Dieu envers l'humanité revient souvent dans les sermons de Hugues. Un autre exemple en est le sermon Estote misericors, quia Pater vester misericors est (Lc. VI. 36), où Hugues expose les manifestations de la miséricorde divine. En effet, Dieu est miséricordieux en donnant des biens temporels, en retenant l'homme du mal, en pardonnant les péchés, en donnant l'aumône, en infligeant une correction au pécheur et en pardonnant les  injustices. 637 De même, dans une série de sermons Hugues mentionne les manifestations suivantes de la miséricorde divine : Dieu attend patiemment la pénitence de l'homme, lui pardonne ses péchés et lui donne le salut. 638 Pour illustrer l'intensité de l'amour de Dieu envers l'homme Hugues se sert d'une distinction : Dieu aime l'homme plus que la mère son fils, plus que le frère son frère, plus que le mari sa femme et plus que le corps la vie. 639

Plus que ces actes - qui sont autant de preuves de la sollicitude de Dieu envers l'homme - l'amour de Dieu se manifeste dans l'œuvre de la création. De fait, Hugues fait souvent mention des trois preuves de l'amour de Dieu : la création, la rédemption et la promesse du salut. 640 En faisant mention de la création, l'auteur expose dans une distinction les cinq raisons pour lesquelles Dieu a formé l’homme à son image. Ainsi, l’homme fut créé à l’image de Dieu pour qu'il suive Dieu comme son semblable ; pour qu'il regarde Dieu presque comme sa propre image ; pour qu'il ne s'estime ni vilain ni ordinaire ; pour qu'il ne soit pas privé facilement d’une image belle et glorieuse ; et finalement pour qu'il lui soit toujours redevable en échange de tant de bienfaits. 641 Après la création, ajoute Hugues, Dieu a comblé  l'humanité des biens de la nature, soit les cinq sens de l’homme, mais il lui a aussi offert des biens temporels (bona fortune) et des biens de la grâce. 642

Or, l'homme doit rendre cet amour, rappelle Hugues : il faut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée. 643 De plus, au-delà de l’amour, l'homme doit au Seigneur la crainte et l’honneur, et plus généralement l’imitation des actes de Dieu. 644 Si l'homme a toutes ces obligations envers Dieu, c’est parce qu'il est son serviteur. Or, selon une distinction de l'auteur le service que l'homme doit rendre à Dieu est multiple : naturel comme la dépendance du fils qui est soumis par nature à son père ; vénal comme le statut du serviteur engagé par le fermier ; gratuit ou désintéressé comme le rapport amical ; enfin violent comme l’état du captif dépendant du chef de l’armée. 645 Pour décrire le rapport complexe entre l’homme et Dieu, l’image du serviteur et de son maître devait être particulièrement chère à Hugues car, par la suite, il renvoie explicitement à cette distinction dans deux autres sermons. 646  

Notes
634.

Sur la miséricorde de Dieu, voir les sermons suivants: (1,3), (2,1), (2,2), (4,1), (7,2), (30,4), (39,2), (40,4), (67,1), (72,2), (73,6), (77,2), (86,1), (88,3), (90,1), (112,1), (112,2), (119,1), (125,2) et (126,1).

635.

Voir par exemple les sermons 67 (Estote misericordes, Lc. VI. 36), 86 (Deus, propitius esto, Lc. XVIII. 13), 90 Diliges Dominum Deum tuum, Lc. X. 27), ou 119 (Domine, filia mea in domo defuncta est, Mt. IX. 18).

636.

«Item alie cause quare est diligendus : - Quia tanto precioso nos redemit. […] - Quia tociens paratus est suscipere derelinquentes […] - Quia tam assidue nos flagellat et corripit. Non parcit virge ut parcat anime. […] - Quia tam diligenter nos custodit, tam per se, scilicet per gratiam, quam per suos, scilicet per angelos. […] - Quia tam diligenter nos nutrit pane, scilicet doctrine et eucharistie.» (102,2)

637.

Estote misericordes, quia Pater vester misericors est, (Luc. VI. 36). Nota quod Pater noster misericors est: - Temporalia dando. […] - A malis retrahendo. […] - Peccata dimittendo. […] - Elemosinas dando. […] - Correctionem adhibendo. […].- Iniurias dimittendo. […] (67,1). De même, nous lisons dans le sermon Diliges Dominum Deum tuum (Lc. X. 27): Nota quod diligendus est Deus, quoniam ipse dilexit nos: - Dulciter naturam nostram sibi uniendo. […] - Sapienter culpam cavendo. […] - Fortiter pro nobis mortem sustinendo. […] - Memorialiter cicatrices vulnerum retinendo. […]» (90,1).

638.

Nous trouvons ces idées sous forme de distinction dont les différents membres montrent une grande similitude: «Super talem turbam, id est peccatorum miseretur Dominus, eis triplicem misericordiam exhibendo: - Prima est quia misericorditer ad penitentiam expectat. […] Secunda est quia misericorditer penitenti condonat. […] - Tertia est quia quiescentem a peccato misericorditer salvat. […]» (72,2). On trouve une variante de ces arguements dans les sermons suivants (l'ordre reflète un degré de ressemblance décroissant): (73,6), (88,3), (30,4), (86,1) et (7,2) (dans ce dernier sermon, ces comportements sont attribués à Jésus). Á

639.

Si quis diligit me (Io. XIIII. 23). Nota quod dicit 'si quis' et non 'si qui', ubi potest notari raritas diligentium Deum, quem tamen omnes multum tenemur diligere, quia ipse dilexit nos plus quam: - Mater prolem. […] - Frater fratrem. […] - Sponsus sponsam. |…] - Corpus vitam. |…]» (56,1). Voir aussi: (12,1).

640.

«[Deus, propitius esto (Lc. XVIII. 13)] Sequitur. Michi. - Quem tu, Domine, fecisti, quoniam ipse fecit nos et non ipsi nos. - Quem redemisti. - Quem salvandum promisisti.» (86,3). Ailleurs, nous lisons que Dieu est le Seigneur de l’homme, car il nous a créés, nous a rachetés et nous a protégés: «Notandum est quod Deus dicitur Dominus hominis : - Ratione creationis. - Ratione empcionis. - Ratione tuitionis.» (94,1). L'idée de la création et du rachat de l'homme se trouve également dans le sermon Qui est ex Deo (Io. VIII. 47). «Et quasi nota quod nos sumus Dei pluribus de causis, scilicet: - Iure artificii ut faber dicit cu(l)tellum suum esse, eo quod ipsum fabricavit. Dominus fecit nos et non ipsi. […] - Iure emptionis ut est qui emit equum. Ideo dicit eum esse suum. […] - Iure hereditatis ut cum quis hereditatem sibi a patre legatam dicit esse suam. […]» (41/b,1). Sur la création, voir encore: (47,1)

641.

«Faciamus hominem ad ymaginem, etc (Gen. I. 26). Hoc autem [78ra] ideo fecit Dominus : - Ut homo eum quasi suum simile sequeretur. - Ut eum quasi suum speculum videre affectaret. - Ut nos non viles nec abiectos putaremus. - Ut non de facili pulcram et gloriosam imaginem deprivaret, sicut fit per peccatum. - Ut homo pro tanto benefacto semper obnoxius teneretur.» (118,2)._

642.

(77,2)

643.

«Nota quod diligendus est Deus, quoniam ipse dilexit nos. […]» (90, 1-5). De même, nous lisons dans un autre sermon: «Diligendus Deus est modus sine modo : - Ex toto corde, id est fideliter sine avaritia [...] - Ex tota anima, id est vita. Hoc est filialiter sine superbia [...] - Ex tota mente, id est memoriter sine luxuria.» (102,3).

644.

«[Amen, amen, dico vibis, si quid petieritis] Sequitur. Patrem(Io. XVI. 23). Suple: - Ut Patrem honoretis. - Ut imitari studeatis. - Ut fideliter diligatis.» (53,4). De même, dans le sermon Respice, fides tua (Lc. XVIII. 42), nous trouvons la distinction suivante: «Respice Deum tuum: - Ut ipsum timeas. […] - Ut honorem ei facias. […] - Ut ipsum super omnia diligas. […] De hiis tribus: Iere. III. (23), Vere, in Domino Deo nostro salus Israel. Domino debemus timorem, tamquam servi, Deo debemus honorem, tamquam creatura suo creatori, nostro debemus amorem, quilibet enim rem suam consuevit diligere. (30,6). Notons que nous retrouvons littéralement les mêmes arguments dans le sermon Redde quod debes (Mt. XVIII. 28): «Deo debemus : - Timorem.[…] - Honorem. […] - Amorem. [...] De hiis tribus: Iere. III. (23), Vere in Domino Deo nostro salus Israel. Domino debemus timorem tamquam servi. Deo honorem tamquam creatura suo creatori. Nostro debemus amorem. Rem enim nostram consuevimus diligere.» (113,1). Sur l’imitation de Dieu, voir: (67,1-2)

645.

«Vere Dominus est ille cui debemus quadruplex servitium, scilicet: - Naturale. Quod est servitium filii ad patrem. Ideo debemus ei servire, quia ipse pater per creationem. - Venale. Quod est famuli conducti ad conductorem, et isto modo debemus ei servire quia ipse conducit nos. [...] Ideo nos serviamus ei, sicut Iacob Laban VII annis et nos pro Rachele, id est pro pulcritudine celestis patrie, VII annis, id est toto tempore vite nostre, quod nunc VII dierum circulo transit serviamus. - Gratuiter. Quod est servitium ad amicum. Modo isto ei debemus servire qui in tantum dilexit nos quod sanguinem suum pro nobis fundit. - Violenter. Quod est servitium captivi ad pretorem, et isto modo debemus ei servire quam ipse valde care nos emit.» (47,1).

646.

On trouve dans le sermon Domine adiuva me, (Mt. XV. 25): «Quasi dicat: Domine, tibi debetur servitum naturale, venale, gratuitum et violentum, adiuva me. Hanc distinctionem quere in sermone Dominus meus, etc.» (34,1). Notons au passage que dans ce sermon (34,1) Hugues fait un renvoi en avant (au sermon 47) et non pas en arrière, comme il le fait généralement. De même, nous lisons dans le sermon Simile est regnum celorum homini regi, qui voluit ponere rationem cum servis suis, (Mt. XVIII. 23): «Nota quod tunc Dominus ponit rationem cum servis suis cum discutit, vel examinat merita singulorum, et bene dicit ‘cum servis suis’, quia omnes servi eius sumus, cui debemus servitium naturale, etc. [76vb] Quere supra in sermone Dominus meus, et Deus meus». (112,1).