Remarques théologiques au sujet de la connaissance humaine du Christ

Le nombre relativement élevé des occurrences portant sur le caractère humain du Christ ne semble pas être le fait du hasard. La doctrine de l'incarnation de Jésus fut un sujet répandu au XIIe et au XIIIe siècle et la plupart des théologiens de l'époque ont pris des positions qui donnaient lieu à des débats théologiques. 672 Cette question a  également intéressé Hugues de Saint-Cher qui eut un apport théologique important en matière de la connaissance humaine du Christ. 673

A l'époque, la principale problématique au sujet de la connaissance humaine du Christ était la question de l’omniscience. Quant à la question de savoir si l’âme humaine de Jésus est pourvue d’une omniscience absolue ou relative, la plupart des théologiens du XIIe siècle ont adopté la première théorie, ainsi la position de Pierre Lombard en faveur de l'omniscience absolue du Christ était largement reconnue et suivie au siècle suivant. 674 Une grande partie des théologiens du XIIIe siècle - dont Guillaume d’Auxerre, Hugues de Saint-Cher, Jean de Trévise, Alexandre de Halès ou Albert le Grand – ont affirmé que la connaissance humaine du Christ, malgré l’inégalité fondamentale et ontologique de son intellect humain et divin, était égale à la  connaissance de Dieu. 675 Cette question importante est bien trop théorique pour être développée dans un sermon, pourtant on en trouve un faible écho dans un sermon de Hugues de Saint-Cher (Videns Iesus civitatem, Luc. XIX. 41). Selon le thème évangélique, Jésus pleure sur Jérusalem en raison du sort qui lui est réservé à l'avenir. A ce sujet, l'auteur rappelle l'omniscience du Christ en expliquant que pour Jésus tout ce qui arrivera à l'avenir et tout ce qui s'est déroulé au passé sont comme le présent. 676

Si Hugues a adhéré à la position communément admise au sujet de l'omniscience du Christ, il n'en est pas de même quant à la question du progrès de la connaissance du Christ. A ce sujet, les théologiens se sont appuyés de prime abord sur un passage biblique. La référence scripturaire du progrès de la connaissance du Christ se trouve dans l’Evangile selon Luc qui nous append que Jésus croissait «en sagesse,  en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes.» 677 Néanmoins, les théologiens du XIIe siècle ont rejeté l’idée d’un progrès réel en soutenant la théorie d’un progrès apparent de la connaissance humaine du Christ. Cette idée a continué à prévaloir au XIIIe siècle avec Guillaume d’Auxerre, Guillaume d’Auvergne et Roland de Crémone. 678

Quant à la position de Hugues sur cette question, il rejette la théorie de Pierre Lombard sur le progrès apparent de Jésus - selon laquelle «le Christ a progressé non pas en soi, mais en d’autres» - et affirme que le Fils a progressé réellement dans sa connaissance sensitive en ce qui concerne l’acte expérimental, mais pas pour ce qui est de l’habitus. 679 Ainsi, Hugues a fondé la théorie de la distinction dichotomique de la connaissance. Selon cette classification, le premier mode de connaissance vient des observations sensitives répétées : ainsi, lorsqu’un homme voit qu’une herbe guérit une certaine maladie, cet homme en conclut que l’herbe en question guérit cette maladie.  Cette connaissance sensitive ne peut être en Christ, car elle suppose un savoir qui n’existait pas avant, or dans le Christ il ne peut y avoir ignorance. L’autre mode de connaissance est le sens basé sur l’expérience et le Christ pouvait avoir cette cognition sensitive. 680 Le rôle déterminant de Hugues sur ce point a été mis en relief par William J. Foster qui a souligné que Hugues de Saint-Cher avait tenté de réconcilier pour la première fois l’idée du progrès réel de la connaissance humaine du Christ avec le dogme de son omniscience relative ou absolue. 681 Cette théorie de Hugues sera clarifiée  plus tard par d’autres théologiens, dont Alexandre de Halès, Bonaventure, Albert le Grand ou Thomas d’Aquin. 682

Notes
672.

Ainsi, nous avons un témoignage de Jean de Cornouailles sur l'activité de Maurice de Sully (1120-1196) comme théologien: ce dernier a pris nettement partie contre l'opinion de plusieurs maîtres parisiens, dont Pierre Lombard, sur l'Incarnation. En effet, selon le témoignage de Jean de Cornouailles, Maurice de ßSully et Robert de Melun «accusaient de fausseté, pour ne pas dire d'erreur, la doctrine de Pierre Lombard sur le caractère de l'humanité dans Jésus Christ.» (Iohannes Cornubiensis, Eulogium ad Alexandrum III. PL 199, 1055A, cité par J. Longère, Œuvres oratoires de maîtes parisiens, EA, Paris, 1975, t. I. p. 15.)

673.

Sur la nature humaine et divine du Christ, voir: W. H. Principe, Hugh of Saint-Cher's theology of the Hypostatic Union, Toronto, 1970, en particulier: p. 111-139.

674.

W. J. Foster, The Beatific Knowledge of Christ In the Theology of the 12th and 13th Ceturies, Romae, 1958, p. 75.

675.

W. J. Foster, The Beatific Knowledge, op. cit. p. 79.

676.

«Videns Iesus civitatem, (Luc. XIX. 41), a Tyto et Vespasiano pro sceleribus suis non multum prius destruendam, flevit super illam dicens : Quia si cognovisses et tu cladem , scilicet venturam, sicut ergo cognosco, cui omnia etiam futura et preterita sunt presentia.» (80,1).

677.

«Et Jesus proficiebat sapientia, et aetate, et gratia apud Deum et homines.» (Lc. II. 52)

678.

W. J. Foster, The Beatific Knowledge, op. cit. p. 77.

679.

«In hoc [cognitione sensitiva] profecit Iesus quantum ad actum experimentum …» (Commentaria in IV Libros Sententiarum III. D. 13, cité d'après L. S. Vaughan, The Acquired Knowledge of Christ According to the Theologians of the 12th and 13th centuries, Romae, 1957, p. 19.)

680.

«Et hec [cognitio sensitiva] duplex : una que incipit a sensu multiplici ut quando aliquis vidit quod herba sanat hunc morbum et sepius inde colligit experimentum quod talis herba sanat talem morbum. Hec cognitio non potest esse in Christo. Alia est que est sensus experientie, hanc habuit Christus.» (Commentaria in IV Libros Sententiarum III. D. 13, cité d'après L. S. Vaughan, The Acquired Knowledge, op. cit. p. 19.)

681.

W. J. Foster écrit au sujet de Huges: «In the person of Hugh of St. Cher, however, a new side to the question appears in view of his “Sense of Experience” Theory. For with him the idea of being able to reconcile a real growth or progression in knowledge with the relative or absolute omniscience accruing to the soul of Christ asserts itself for the first time, and thus Hugh enters the scene as a real pioneer in the field of acquired knowledge. Though not yet understood in the full sense of a progress according to the habit of knowledge, Hugh’s teaching of a progress according to the act of knowledge nevertheless opened up new and more realistic possibilities in this regard and laid the foundations for the research which would lead to the final solution.» (W. J. Foster, The Beatific Knowledge, op. cit. p. 77) L’auteur remarque ailleurs : «Not a little anticipatory of later scholastic thought, Hugh shows in this other reference how an actual, real and progressive sense knowledge can be admitted in Christ without positing ignorance and thus taking away from the exalted perfection of His created wisdom. There is a twofold kind of sense knowledge, Hugh tells us […].” (Op. cit. p. 36.)

682.

L. S. Vaughan, The Acquired Knowledge, op. cit. p. 19.