Les représentants libéraux du courant industrialiste se rassemblent autour de la revue du Censeur 19 qui paraît en 1814 lors de la première Restauration (avril 1814-mars 1815) : celle-ci est alors dirigée par Charles Comte (1782-1837) et Charles Dunoyer (1786-1862). Le Censeur connaît une réussite financière étonnante puisqu'en trois ans seulement il aurait "rapporté 200.000 francs nets à leurs auteurs" 20 : cette revue connaît ainsi un vif succès d'estime et elle est très populaire auprès de l'opposition libérale du fait qu'elle brave la censure imposée à la presse par le gouvernement de la Restauration 21 .
Le Censeur a le mérite d'alimenter le débat d'idées, même si, comme le remarquent Evelyne Laurent et Luc Marco, il se limite à la diffusion des thèmes libéraux dans les domaines politiques et littéraires et ne donne pas à proprement parler "un support éditorial au libéralisme économique" 22 . Cette revue dispose en effet de signatures prestigieuses pour diffuser la doctrine industrialiste à l'aune des idées libérales : outre Ch. Comte et Ch. Dunoyer, Ch. Dupin ainsi que J.-B. Say y publient des articles. Les articles publiés dans Le Censeur ont joué un rôle important pour la promotion des idées industrialistes et ils ont sans doute exercé une influence sur la formation de la pensée des saint-simoniens.
En plus de leurs articles parus dans Le Censeur, puis dans Le Censeur européen, Ch. Comte et Ch. Dunoyer ont publié des ouvrages marquants à l'époque même où les saint-simoniens menaient leur propagande. Ch. Comte publie en 1827 un Traité de législation et Ch. Dunoyer en 1825 L'Industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté 23 et en 1830 un Traité d'économie sociale. A cette date, Dunoyer affiche encore des préoccupations pour les conditions de vie des classes laborieuses mais il laisse déjà transparaître les idées caractéristiques du courant libéral qui se développera ultérieurement au cours du siècle et dont il sera l'un des principaux hérauts : il veut en premier lieu tenir compte des contraintes économiques car il pense avant tout aux "lois inévitables du progrès industriel et social" 24 et "ce progrès lui semble impossible sans les inégalités" 6 .
Mais en 1825 encore, même s'il existe déjà des nuances assez marquées dans leur industrialisme, on peut constater une convergence intéressante entre des libéraux comme Ch. Comte et Ch. Dunoyer d'un côté et les saint-simoniens de l'autre : bien qu'ils comptent les atteindre par des voies différentes ils poursuivent des objectifs identiques en faveur de l'industrie, voire, en partie, de la condition ouvrière. Cette similitude des objectifs, conjuguée à une perception différente des moyens pour les réaliser, vaut alors un débat constructif entre les deux courants comme en témoigne la participation occasionnelle de Ch. Dunoyer à la rédaction du Producteur ainsi que les comptes rendus réguliers de ses ouvrages et travaux dans les numéros de cette revue.
Si au début du XIXe siècle, les économistes libéraux industrialistes, disciples de J.-B. Say ne laissent pas encore de côté les préoccupations sociales, cet intérêt pour les problèmes sociaux est bien plus apparent toutefois chez ceux que A. Blanqui appelle "les économistes sociaux de l'école française". Nous pouvons au sujet de ces derniers formuler l'hypothèse qu'ils sont les héritiers du courant libéral égalitaire qui avait émergé au siècle précédent avec Forbonnais en particulier, comme nous l'avons vu.
Au sujet du Censeur, on peut consulter Ephraïm Harpaz, "Le Censeur, histoire d'un journal libéral", Revue des sciences humaines, Lille, n° 92, octobre-décembre 1958. La revue paraît chaque semaine sous forme d'un cahier d'une cinquantaine de pages. Douze cahiers hebdomadaires paraissent de la mi-juin au 20 septembre 1814, sous la seule direction de Ch. Comte. La publication est alors interrompue car la revue est en butte aux attaques de lacensure. La publication reprend à partir de novembre 1814, à des dates irrégulières, pour contourner les mesures restrictives frappant la presse quotidienne et hebdomadaire puisque seuls les journaux périodiques étaient soumis à autorisation préalable. Ch. Dunoyer adjoint alors sa signature à celle de Ch. Comte : six volumes paraissent ainsi mais la publication s'arrête à nouveau car le septième volume est mis sous scellés. La revue reparaît plus tard sous le titre du Censeur européen de février 1817 à avril 1819 qui devient quotidien de juin 1819 à juin 1820.
E. Harpaz, "art. cit.". Rapporté par J. Godechot et al., Histoire générale de la presse française, t. II, 1815-1875, p. 38.
Le premier numéro du Censeur paraît le 12 juin 1814, quelques jours seulement après la promulgation de la Charte du 4 juin 1814 qui accordait quelques libertés constitutionnelles : en paraissant aussi vite, Le Censeur rappelle avec empressement à Louis XVIII ses engagements en faveur des libertés.
E. Laurent et L. Marco, Le journal des économistes ou l'apologie du libéralisme (1841-1940), in Les Revues d'économie en France (1751-1994), L'Harmattan, Paris, p. 79-120.
Sous la plume de P.-I. Rouen, Le Producteur publie plusieurs études sur cet ouvrage de Ch. Dunoyer : "Examen d'un nouvel ouvrage de M. Dunoyer, ancien rédacteur du Censeur européen", t. II, n° 23, p. 451-464 et t. III, n°1, p. 134-158.
A. Blanqui, op. cit., p. 248. Ch. Comte s'intéresse alors au sort des esclaves et Ch. Dunoyer à celui des travailleurs. Pour ces préoccupations philanthropiques, A. Blanqui classe ces deux auteurs parmi les économistes sociaux de l'école française à côté de Sismondi, Villeneuve-Bargemont ou Droz. Il précise toutefois qu'ils expriment des idées très modérées par rapport aux autres représentants de ce courant. Malgré la restriction qu'il apporte, il nous semble que A. Blanqui fait fi du libéralisme outrancier auquel Ch. Dunoyer au moins se réfèrera par la suite. Au fur et à mesure des rééditions successives de L'industrie et la morale, il en modifiera la rédaction pour durcir ses propos dans le sens d'un libéralisme de plus en plus intransigeant, voire inhumain. Y. Breton etM. Lutfalla, L'économie politique en France au XIX e siècle, Economica, 1991, 670 p, le classeront parmi les ultra-libéraux.Dans sa contribution à cet ouvrage, M. Pénin, Les Idées de Charles Dunoyer, p. 33-81, parle à son sujet "[d']un cas remarquable de fossilisation théorique doublée d'un conservatisme grandissant" (op. cit., p. 39). Il cite un texte de Dunoyer à la tonalité insupportable : "Il est bon qu'il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal" et il commente en disant que "Dunoyer a fini par symboliser l'image du libéral haïssable" (loc. cit.).
Idem