A - Sismondi (1732-1842), le chef de file de ces économistes sociaux.

Beaucoup de penseurs en France ont manifesté un refus instinctif des analyses de Ricardo, dès leur parution car ils jugeaient choquant leur caractère froidement logique. Mais l'œuvre économique de Sismondi 25 se présente comme la première critique théorique frontale de cet auteur : dès leur parution, ses ouvrages connurent un grand succès du fait qu'ils reçurent l'approbation de tous ceux qui s'opposaient à l'économie ricardienne pour son caractère inhumain.

Si les ouvrages de Sismondi ont bénéficié d'une audience aussi large et s'ils ont exercé une influence aussi profonde sur le mouvement des idées, c'est aussi sans doute parce que ses analyses se situent au carrefour de plusieurs sensibilités politiques et qu'elles sont acceptables par certains économistes libéraux comme par les réformateurs sociaux qui peuvent les uns comme les autres accepter certaines de ses conclusions.

Sismondi, dit Schumpeter, "ne perdit jamais une occasion de vanter A. Smith au détriment de la nouvelle école (les ricardiens)" 26 Il suscite ainsi un débat au sein du courant classique auquel il apporte lui-même une contribution critique : "Sismondi, écrit A. Blanqui, fit paraître la première attaque sérieuse contre les abus de ces doctrines [anglaises] tout en acceptant ce qu'elles avaient d'incontestable et de positif" 27 .

Il critique en outre l'analyse de Ricardo comme étant une simple "chrématistique", c'est à dire la science abstraite d'une production désincarnée, coupée des préoccupations quotidiennes des citoyens ordinaires : "L'augmentation de la production n'est un bien qu'autant qu'elle est suivie d'une consommation correspondance" 28 avait-il écrit pour fustiger la logique formelle des analyses classiques.

Il reproche à Ricardo de perdre de vue les conditions de vie réelles des couches populaires et c'est le même reproche, nous le verrons, que les saint-simoniens adresseront à J.-B. Say. Dans les deux cas, il ne s'agit pas d'expliquer, de manière abstraite un équilibre statique car l'activité économique n'a d'utilité que si elle fait sentir ses bienfaits parmi les classes défavorisées de la population. "Ce qui distingue l'analyse de Sismondi, écrit encore Schumpeter, c'est qu'elle conduit à un modèle explicite dynamique dans le sens moderne du terme" 29 . Or c'est aussi une caractéristique importante du courant saint-simonien, comme nous le verrons, de parvenir à la compréhension des phénomènes économiques à partir d'une analyse dynamique.

La présentation par A. Blanqui de l'œuvre de Sismondi fait apparaître de nombreux points de convergence avec les saint-simoniens, comme nous le verrons également : Sismondi, en effet revendique la constitution industrielle de la société européenne ; il accuse la concurrence d'être responsable de la baisse des salaires ; il construit une analyse macroéconomique du cycle incluant une sévère critique de la concurrence, à l'origine d'une restriction des débouchés qui entraîne à son tour une contraction du revenu national ; il a dénoncé la misère de la condition ouvrière et il s'est "mis à la tête d'une croisade en faveur des classes les plus injustement disgraciées de notre ordre social" 30 . En outre, les travaux de Sismondi ont en commun avec ceux des saint-simoniens de se situer à la fois sur le terrain des économistes classiques et sur celui des réformateurs sociaux.

Il est intéressant dans ces conditions d'avancer l'hypothèse que l'œuvre de Sismondi a permis aux saint-simoniens de préciser leurs analyses et de les enrichir. La Huitième séance de l'Exposition de la doctrine qui s'intéresse aux Théories modernes sur la propriété mentionne longuement le nom de Sismondi à la rubrique Economistes. Les rédacteurs pointent du doigt ce qu'ils considèrent comme des points faibles chez cet auteur : "il a eu un sentiment bien vague de l'avenir" 31 ; "il a fait porter son raisonnement [relatif à la propriété] seulement sur le système de l'agriculture" 32 ; "sa critique des institutions reste, pour ainsi dire, sans valeur, parce qu'il ne les sape pas dans leur base" 33 . Ils regrettent d'autant plus ces faiblesses dans l'analyse de Sismondi, que ce dernier, estiment-ils, était sur le chemin de la vérité scientifique : "Si M. de Sismondi, au lieu de faire porter son raisonnement seulement sur le système de l'agriculture l'avait appliqué au système politique tout entier, il aurait exprimé l'idée la plus large, la plus féconde qu'un économiste puisse avancer sur l'ordre social" 34 . De manière plus générale, estiment-ils encore, "la même timidité, la même réserve lui fait constamment effleurer, l'empêche d'approfondir la question radicale des oisifs et des travailleurs" 35 .

Mais surtout, au-delà de ces ressemblances et de ces différences, les perspectives historiques respectives de Sismondi et des saint-simoniens sont totalement opposées. Sismondi tire de sa réflexion des conclusions très pessimistes : "Son admirable livre finit par un cri de désespoir" 36 écrit A. Blanqui. Les saint-simoniens, au contraire sont très optimistes : ils croient fermement en un avenir meilleur qui verra la réalisation de l'association universelle du travail.

Notes
25.

Sismondi fait paraître son ouvrage majeur, Nouveaux principes d'économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population, en 1819, deux ans après les Principes de Ricardo. Une deuxième édition, profondément remaniée paraît en 1827. Avant cela, il avait déjà publié en 1803, De la Richesse commerciale, ou principes d'économie politique appliquée à la législation du commerce. Sismondi fut par ailleurs un historien prolifique qui suscite à ce titre l'admiration étonnée de Schumpeter (voir à ce sujet, J.-A. Schumpeter, op. cit., t. II, p. 160).

26.

J.-A. Schumpeter, op. cit. t. II, p. 161.

27.

A. Blanqui, op. cit., t. II, p. 129.

28.

Sismondi, De la Richesse commerciale, cité par A. Blanqui, op. cit., t. II, p. 230.

29.

J.-A. Schumpeter, op. cit., t. II, p. 142. Sans doute s'agit-il d'un hommage très important de la part de Schumpeter que cette reconnaissance de la nature dynamique de l'analyse de Sismondi. Nous savons en effet que dans son ouvrage, Théorie de l'évolution économique, il propose une interprétation dynamique du système capitaliste qui d'après lui ne peut se comprendre qu'à travers une évolution continuelle et une tendance incessante au changement.

30.

A. Blanqui, op. cit., t. II, p. 239-240. La plupart des idées attribuées par A. Blanqui à Sismondi sont connues, communément, pour être aussi celles des saint-simoniens. Quant à l'analyse saint-simonienne du cycle économique, nous l'étudierons plus précisément dans le chapitre III de cet ouvrage.

31.

Exposition de la doctrine, p. 290.

32.

Idem.

33.

Ibid. p. 290-291.

34.

Ibid. p. 290.

35.

Ibid. Il approche toutefois de beaucoup plus près, estiment-ils, cette question radicale de la propriété que tous les autres économistes qui représentent les différents courants de cette science à leur époque. "M. S ay regarde la propriété comme un fait existant"(Exposition, p. 289) qu'il n'est nullement question pour lui de discuter. "M althus et R icardo [malgré leurs profondes recherches sur le fermage] ont […] légitimé, autant qu'il était en eux, l'organisation politique dans laquelle une partie de la population vit aux dépens de l'autre"(Idem, p. 291). "Les économistes du XVIII e siècle fondaient leur système politique sur l'intérêt des propriétaires" (Ibid. p. 292), même si parmi eux, quelques philanthropes éclairés faisaient preuve d'une lucidité remarquable, N ecker , par exemple" (Ibid. p. 293), ou plus encore "T urgot [qui] touchait aux portes de l'avenir" (Ibid. p. 294).

36.

A. Blanqui, op. cit., t. II, p. 235. A. Blanqui cite le texte de Sismondi sur lequel il se fonde pour porter son jugement : "il me semble presque au-dessus de mes forces humaines de concevoir un état de propriété absolument différent de celui qui nous fait connaître l'expérience".