J.-P.-A de Villeneuve-Bargemont est un autre auteur important de ce début du XIXe siècle en France et ses mérites sont généralement reconnus par les autres économistes. Coquelin dit de lui qu'il "a laissé la réputation d'un administrateur intègre et d'un homme de bien" 37 . Schumpeter de son côté lui consacre une longue note très élogieuse : il le présente comme une "figure marquante d'un large courant d'idées [qui regroupe les partisans de] la réforme sociale catholique" 38 . Il écrit à son sujet : "nous devons nous rendre compte de l'importance et de la signification sociale de ses convictions ; de la sagesse de beaucoup de ses recommandations pratiques ; de la valeur scientifique d'une grande partie de sa sociologie" 39 .
Villeneuve-Bargemont publie son ouvrage principal, Economie politique chrétienne ou Recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, en 1834. Il s'y montre en grande partie fidèle à la doctrine physiocratique et il contribue grandement de ce point de vue à l'affirmation d'une tradition économique française qui avait traversé la période révolutionnaire de la République et de l'Empire et avait pu parvenir, dans les circonstances que nous avons étudiées jusqu'aux années 1820-1830 : "Les disciples de Quesnay, peut-on lire dans le dictionnaire de Ch. Coquelin, attaqués avec rage par leurs contemporains, ont trouvé dans M. de Bargemont un juge intègre et plein de bienveillance" 40 .
Or, à quelques années près, nous trouvons chez les saint-simoniens, le même parti pris d'aller à l'encontre des idées dominantes de leur époque en prenant la défense des physiocrates et en affirmant la supériorité de leur représentation des phénomènes économiques sur un grand nombre de théories alors en vogue. Villeneuve-Bargemont se présente ainsi comme un défenseur d'une tradition économique française caractérisée par une approche humaniste et traversée de préoccupations sociales. Son ouvrage principal est, d'après A. Blanqui, "un manifeste souvent éloquent et toujours sincère contre les doctrines de Malthus" 41 . Il s'oppose de manière plus générale au modèle anglais de développement : il "est un adversaire énergique du système industriel anglais [et] il s'effraye du progrès des manufactures et des malheurs qu'elles traînent à leur suite" 42 .
Villeneuve-Bargemont construit une problématique assez proche de celle des saint-simoniens par conséquent, et en outre, il formule des propositions allant dans le sens du progrès social, qui par certains aspects, rappellent les leurs : il veut fonder une "instruction morale, religieuse et industrielle donnée gratuitement" 43 ; il envisage de constituer des "caisses d'épargne et de prévoyance" 44 ; il souhaite l'institution de "corporations d'ouvriers qui favoriseraient l'esprit d'association et de secours mutuel" 45 .
Villeneuve-Bargemont est un précurseur de l'économie sociale, au même titre que les saint-simoniens, et comme eux il a participé à l'émergence d'un vaste courant d'opinion qui aura un grand succès par la suite dans la mesure où les propositions qu'il formule trouveront une application de plus en plus large au cours du siècle. Mais s'il réalise une description minutieuse des fléaux dont souffrent les classes laborieuses, "les remèdes qu'il propose sont d'un apôtre plus que d'un économiste" 46 de l'avis d'Adolphe Blanqui, et de ce fait, ses idées rencontrent les mêmes limites que celles de Sismondi dont il est le disciple quant à leur possibilité de réalisation.
On peut ainsi repérer deux courants économiques principaux en France au cours des années 1820 et au début des années 1830. Une école réaliste, pour reprendre la terminologie de A. Blanqui, avec J.-B. Say, Ch. Dunoyer, Ch. Comte qui ont justifié le fonctionnement des mécanismes du marché et qui ont blâmé l'insouciance des classes pauvres ; une autre école proposant une approche beaucoup plus sociale de la réalité avec Sismondi et Villeneuve-Bargemont essentiellement, faisant porter, toujours d'après A. Blanqui, "la responsabilité des misères publiques sur les gouvernements ou sur les institutions" 47 . On peut sans doute ajouter d'autres noms qui ont bénéficié d'une certaine notoriété, comme Ch. Ganilh 48 ou Ch. de Laborde 49 , mais ils n'appartiennent pas à un courant de pensée clairement constitué et ils n'ont pas, de ce fait, exercé d'influence sensible sur l'évolution des idées : A. Blanqui les regroupe dans ce qu'il nomme le "courant éclectique".
Les saint-simoniens, par ailleurs, ont eu une influence considérable sur l'émergence d'un courant socialiste au XIXe siècle, mais cette question n'est pas de notre propos ici car nous voulons nous situer sur le terrain de l'analyse économique. Or lorsqu'ils mentionnent les autres "réformateurs sociaux" dans L'Exposition de la doctrine, les saint-simoniens les classent parmi les "légistes et publicistes" et non parmi les "économistes", comme les auteurs précédemment mentionnés dans ce texte. Parmi les précurseurs français de la période saint-simonienne, on peut seulement citer Charles Fourier (1772-1837) et Etienne Cabet (1788-1856). Et encore s'agit-il plutôt sans doute, d'héritiers des utopies de la Renaissance que de représentants avancés d'un courant socialiste moderne 50 . Du reste on ne trouve pratiquement pas dans les écrits saint-simoniens de polémique avec ces deux auteurs comme on en trouve avec J.-B. Say et les économistes classiques, ou comme on peut trouver des appréciations sur les analyses des mercantilistes et des physiocrates, ou bien encore des commentaires sur les ouvrages de Dunoyer, de Sismondi, ou d'autres auteurs.
Ch. Coquelin, Dictionnaire de l'économie politique, t. II, p. 832.
J.-A. Schumpeter, op. cit., t. II, p. 157.
Idem.
Ch. Coquelin, Dictionnaire de l'économie politique, t. II, p. 832.
A. Blanqui, op. cit., t. II, p. 149.
Ch. Coquelin, op. cit., t. II, p. 832.
A. Blanqui, op. cit., t. II, p. 243.
Idem.
Ibid.
Ibid.
Ibid, p. 251.
Ch. Ganilh (1758-1838) a publié Système d'économie politique en 1809, "une des premières histoires de l'économie politique" précise Schumpeter (op. cit., t. II, p. 167).
Ch. de Laborde (1774-1842) a publié "De l'esprit d'association dans tous les intérêts de la communauté" en 1818.
Schumpeter ne se montre pas tendre à l'égard de Fourier : "le tout [dans son œuvre] était conçu dans le pire style de la spéculation du XVIII e siècle" (op. cit., t. II, p. 111) dit-il. Quant à Cabet, il estime "qu'il n'y a rien à en dire de [son] point de vue" (op. cit., t. II, p. 114).