Pendant les guerres révolutionnaires l'industrie française était protégée des produits anglais dont l'importation était interdite. Avec le retour de la paix en 1814, le gouvernement de la Restauration adopte dans un premier temps des mesures d'inspiration libérale en appliquant des taxes douanières modérées sur les produits importés. Mais devant les protestations des puissants groupes de pression protectionnistes qui voyaient leurs intérêts menacés par la concurrence internationale, il dut faire marche arrière et appliquer des droits de douane "prohibitifs" sur les marchandises étrangères.
Il s'agissait plus que de mesures provisoires pour permettre aux industriels français de s'adapter aux nouvelles conditions de la concurrence en temps de paix, car les taxes furent alourdies à plusieurs reprises et il y eut une "aggravation des droits en 1816, 1817 […] 1820, 1822 et 1826" 81 .
Le gouvernement, par conséquent, mène alors une politique d'inspiration très nettement mercantiliste : "La France voulait acheter aux autres le moins possible et leur vendre le plus possible" 82 . Le pouvoir cherche avant tout à ménager les intérêts des propriétaires fonciers qui constituent la base sociologique du régime et dans ce but il modifie plusieurs fois les lois concernant le commerce du blé en conciliant du mieux qu'il lui semble possible ces intérêts avec la situation alimentaire du pays.
Le gouvernement pense dans un premier temps abroger les décrets de 1810 qui laissaient l'entrée libre et interdisaient la sortie des céréales pour assurer l'alimentation de la population en temps de guerre. Mais il revient sur cette idée après la mauvaise récolte de 1816 : "pour empêcher une famine il facilite l'entrée de céréales étrangères en accordant même une prime de cinq francs par quintal de blé [importé de Russie]" 83 . Cette crise de sous production agricole passée, la situation s'améliore progressivement, la production augmente et les prix baissent : on assiste alors à une pression très forte des propriétaires fonciers pour contraindre le gouvernement à fixer des droits de douane dissuasifs sur les importations de blé : une loi de 1819 "établit un droit fixe de 25 centimes par quintal de blé importé sur navire français, de 1 franc 25 sur navire étranger" 84 . Cette même loi prévoit d'imposer une taxe progressive sur les importations en cas de chute des prix du blé en France. En conséquence de ces mesures, les droits de douane sur le blé sont élevés au cours des années 1820 : jusqu'en 1827 ils sont toujours supérieurs à 15 %, la plupart du temps supérieurs même à 25 % et en 1824 ils atteignent même 50,5 % 85 . Les saint-simoniens sont très hostiles à ces mesures protectionnistes et nous verrons comment ils intègrent leur critique des taxes sur les importations de blé à leur théorie de la rente.
Les mesures de protection sur le blé sont les plus emblématiques de toutes car elles peuvent dégrader les conditions d'alimentation des classes populaires, les plus touchées par leur renchérissement, mais de nombreux autres produits agricoles sont aussi concernés par ces mesures : laine, lin, chanvre, bétail… En outre les propriétaires de manufactures ajoutent leurs voix à celles des propriétaires fonciers pour réclamer des mesures protectionnistes. Eux aussi sont largement entendus par les gouvernements de l'époque et les droits de douane subissent une forte augmentation pour de nombreuses matières premières et produits semi-finis : fer, quincaillerie, toiles, tissus, soirie … sont lourdement taxés.
La politique mercantiliste menée à cette époque résulte de la coalition d'intérêts qui, a priori ne sont pas identiques : un propriétaire foncier veut vendre le blé le plus cher possible alors que le chef d'entreprise souhaite le prix le plus bas possible puisque le prix du blé détermine alors en grande partie le niveau des salaires ; de la même manière, un propriétaire foncier voudra taxer, par exemple, les importations de laine pour vendre la sienne le plus cher possible alors qu'un manufacturier voudra l'acheter le moins cher possible à l'étranger puisqu'elle représente pour lui une consommation intermédiaire et un coût de production.
Mais au-delà des divergences d'intérêt il s'agissait pour le gouvernement de défendre la propriété sous toutes ses formes : face à une telle politique les attaques virulentes des saint-simoniens contre les propriétaires paraissent très perspicaces. La vieille théorie mercantiliste est quant à elle mobilisée au service des intérêts des propriétaires : à ce titre elle constitue toujours la référence qui inspire la politique gouvernementale en matière de commerce extérieur et les partisans de la balance du commerce exercent toujours une grande influence. Nous verrons que les saint-simoniens, joignant leurs voix sur cette question à celles des économistes classiques, adressent des critiques virulentes à la théorie mercantilistes pour lui reprocher en particulier ses implications monétaires.
F. Caron, op. cit., p. 93-94.
Idem, p. 93
S. Charlety, op. cit., p. 277.
Idem, p. 277.
Sur le montant des droits sur le blé et sur leur évolution, on peut consulter les séries statistiques de M. Levy-Leboyer et F. Bourguignon, op. cit. p. 343.