Lorsque Saint-Simon meurt le 19 mai 1825, les hommes qui l'ont accompagné pendant les dernières années de son existence se réunissent pour faire connaître son œuvre, géniale et injustement méconnue à leurs yeux.
La vie de Saint-Simon avait été très difficile. Celui-ci s'était trouvé en butte à l'hostilité de ses contemporains, hostilité dont sont souvent victimes les réformateurs sociaux visionnaires, qui comme lui proposent des projets de bouleversement social.
Saint-Simon est alors persuadé d'être un penseur méconnu dont les idées sont injustement ignorées ou critiquées : il développe un sentiment de persécution que ses disciples après sa mort reprennent à leur compte. Un tel sentiment collectivement partagé renforcera l'identité du groupe des disciples en renforçant la conscience de leur singularité, en renforçant aussi les tendances sectaires de leur groupe.
Ils sont ainsi persuadés de recueillir la totalité de l'héritage de Saint-Simon, non seulement "la doctrine sublime", mais aussi "le mépris, les injures dont il avait été abreuvé" 88 .
Le petit groupe de disciples qui entreprend de faire connaître la pensée et l'œuvre de Saint-Simon est alors très uni et ses membres font preuve entre eux d'une très grande solidarité : ils adhèrent aux mêmes idées et tous leurs efforts tendent à faire connaître la pensée de leur Maître vénéré.
Ils nourrissent alors un véritable projet messianique : Saint-Simon a révélé au monde les lois d'une vérité nouvelle ; comme tous les prophètes il fut persécuté de son vivant par la société qui refusa de comprendre son message. Seuls quelques disciples, eux mêmes sont-ils persuadés, ont compris la profondeur de son enseignement. Aussi se sentent-ils investis d'une mission sacrée : faire connaître et partager cette nouvelle vérité capable de changer le destin de l'humanité. "Saint-Simon eut pour mission de découvrir ces lois, et il les légua au monde comme un sublime héritage. Notre mission à nous, qui sommes ses disciples est de continuer sa révélation, de développer ses hautes conceptions et de les propager" 89 .
A partir de l'enseignement de Saint-Simon, les disciples veulent fonder une religion nouvelle et ils sont conscients de l'ampleur de la tâche qui les attend : ils doivent déchiffrer les premiers une pensée très riche qu'ils sont les premiers à étudier dans toute sa complexité, ils en sont persuadés. Ils doivent parvenir à la comprendre assez clairement pour être capables de l'exposer et de la faire partager : "Notre position paraissait d'autant plus difficile, que Saint-Simon avait laissé un très petit nombre d'élèves, et que sa doctrine n'avait été étudiée scientifiquement que par très peu de personnes" 90
Le saint-simonisme originel présente ainsi toutes les caractéristiques d'une secte, au sens que cette expression recouvrait au XVIIIe siècle. D'ailleurs les rédacteurs de L'Exposition de la doctrine présentent ultérieurement comme tel le groupe des disciples qui s'étaient réunis "pour les succès de la doctrine de [leur] maître" immédiatement après sa mort : "L'école présentait l'aspect d'une association intime, forte, dont tous les membres étaient unis par une pensée puissante et généreuse […]. Un même esprit nous animait, nous formions tous les mêmes vœux, les mêmes espérances ; nous portions nos regards vers un même but, l'accomplissement des destinées humaines, l'élévation morale, intellectuelle et industrielle des générations futures" 91 .
En 1825 par conséquent, les disciples de Saint-Simon ont une confiance absolue dans la pensée de leur Maître. Ils sont persuadés d'avoir compris avant les autres hommes la force de sa pensée sublime qui doit éclairer l'avenir de l'humanité. Ce petit groupe des disciples a une conscience très aiguë de son importance et du rôle qu'il doit jouer dans l'histoire : créer une nouvelle religion pour créer un nouveau catéchisme 92 . Qui sont alors ces disciples ?
Ibid. Ce sentiment de persécution que les saint-simoniens développent dès la formation de leur groupe culminera, nous le verrons, en 1832, avec l'expérience de Ménilmontant, quand les disciples se retireront dans la maison qu'Enfantin avait hérité de sa mère, pour mettre en pratique leurs principes religieux à l'écart du monde et du bruit.
Ibid., p. 159.
Ibid., p. 74. Au nombre des savants qui ont pris en considération la doctrine de Saint-Simon et qui l'ont étudiée attentivement, il faut citer sans doute Auguste Comte qui a travaillé avec Saint-Simon de 1817 à 1824. Auguste Comte a vraisemblablement retiré un grand profit intellectuel de sa collaboration avec Saint-Simon. La loi de l'évolution de l'humanité qu'il a mise à jour, celle des trois états, théologique, métaphysique et positif est sans doute tributaire de la représentation saint-simonienne de l'histoire avec la succession d'époques critiques et organiques : l'état métaphysique d'Auguste Comte, apparu avec la renaissance, correspond à une époque critique dans la vision saint-simonienne ; cette période manifeste le doute de l'homme quant à sa destinée et elle appelle son propre dépassement qui doit alors trouver sa réalisation dans l'état positif d'Auguste Comte ou dans la société industrielle de Saint-Simon.
Ibid., p. 73.Aujourd'hui, le terme de secte est généralement utilisé dans un sens péjoratif pour vilipender les groupes, soi-disant religieux, qui se livrent au "bourrage de crâne" des adeptes et à la destruction de leur personnalité, au bénéfice le plus souvent d'un "gourou" disposant sur eux d'un pouvoir absolu. Au début du XIXe encore, il était le plus souvent employé stricto sensu : il désignait un courant de pensée respectable caractérisé essentiellement par la puissance des convictions qui rassemblaient ses partisans. L'attirance des saint-simoniens pour ce type d'organisation s'exprime d'ailleurs dans les louanges qu'ils adressent à Quesnay et aux physiocrates, désignés alors comme la secte des économistes : "L'enthousiasme des élèves de Quesnay, leur admiration pour de génie de cet illustre fondateur de la science économique, les hommages que lui rendirent des hommes tels que Smith ou Turgot, font éprouver un sentiment bien doux" (P. Enfantin, "Considération sur les progrès de l'économie politique dans ses rapports avec l'organisation sociale", Le Producteur, t. V, n° 1, p. 20). Nul doute qu'Enfantin ambitionne de retrouver une telle dévotion chez les disciples de Saint-Simon envers leur Maître, ou encore mieux peut-être envers lui-même le Père de l'Eglise.
Il s'agit de poursuivre l'enseignement du Catéchisme des industrielstel que l'avait entrepris Saint-Simon en publiant une revue sous ce titre entre décembre 1823 et juin 1824. C'est avec cette publication que la pensée de Saint-Simon établit une rupture avec le libéralisme et marque une inflexion vers un socialisme industrialiste qui constituera le dernier développement de sa réflexion, celui que ses disciples vont entreprendre de vulgariser.
Ces publications sont rééditées dans Les Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantin, Dentu éd., Paris, 1865 à 1876 et E. Leroux, Paris 1877-1878 et elles sont réparties entre les volumes XXXVII, XXXVIII et XXXIX.