2 - Charbonnerie et sociétés secrètes.

La charbonnerie et les sociétés secrètes fournissent le deuxième apport de l’Eglise saint-simonienne. Elles lui ont conféré une connotation de mysticisme qui contribue à l'originalité de ce mouvement social.

Saint-Amand Bazard (1791-1832) appartient à la loge maçonnerie Les amis de la vérité 100 qui regroupe sous la Restauration des républicains hostiles au régime et entretient un climat de complot insurrectionnel permanent. Il est ensuite le principal fondateur, en 1821, de la Charbonnerie française inspirée de la Charbonnerie napolitaine et il devient même président de la Vente suprême. 101

Philippe Buchez (1796-1865) qui prend une part très importante à la publication du Producteur fut aussi avant d’adhérer à la doctrine de Saint-Simon un membre éminent de la Charbonnerie française. F.-A. Isambert 102 qui lui a consacré un ouvrage estime que la Charbonnerie a profondément influencé sa forme de pensée au point qu’il voulût appliquer certains de ses principes au fonctionnement de l’Eglise saint-simonienne.

Dugied a séjourné à Naples où il devient carbonaro. C’est lui qui "importe" en France le carbonarisme napolitain et qui convainc son ami Bazard de prendre part à cette opération. Lui aussi a adhéré durablement au saint-simonisme puisque nous savons qu’en janvier 1831, il part en mission à Bruxelles avec Carnot, Laurent, Leroux, et Margerin prêcher les préceptes du saint-simonisme 103 . Sur les quatre membres fondateurs de la Charbonnerie française, Bazard, Buchez, Dugied et Flottard, trois par conséquent adhérent par la suite à l’Eglise saint- simonienne : on est en droit de dire, par conséquent, que les idées de la Charbonnerie et ses principes d’organisation ont assez profondément imprégné cette dernière.

Mais la Charbonnerie n’est pas la seule société secrète de nature ésotérique qui ait fourni des disciples à l’Eglise. De nombreux apôtres sont passés par l’Ordre du Temple avant d’adhérer à la doctrine de Saint-Simon. Il s’agit de : Alisse, Bart, Carnot, Michel Chevalier, Huot, Laurent. Leur participation à l’ordre du Temple ne fut guère enthousiaste et elle s’est soldée chez eux par une profonde désillusion : "Nous y trouvâmes écrit Carnot de quoi satisfaire notre curiosité rien de plus. Et quand au personnel de l’ordre il était aussi peu accessible au progrès que les collège des cardinaux romains ; ce n’est pas de là que pourrait sortir un mouvement intellectuel" 104 . Le 12 juillet 1827 ils adressent un manifeste aux chefs de l’Ordre pour prendre congé et ils rejoignent ensemble l’Eglise saint-simonienne qui leurs semble beaucoup plus apte à satisfaire leur désir de progrès et de changement social.

Enfin d’autres saint-simoniens ont fait partie de la loge maçonnique des Amis de la Vérité,fondée par l’un d’entre eux Bazard, qui sous la Restauration nous l’avons vu, regroupe des opposants au régime, essentiellement des républicains, et entretient un climat de complot insurrectionnel permanent. Outre Bazard, il s’agit ici de Buchez et de Cerclet le rédacteur en chef du Producteur.

Ainsi, les saint-simoniens pendant leurs années de formation intellectuelle et politique ont été nombreux à adhérer à des sociétés secrètes à la frontière de l’ésotérisme et de l’action politique subversive. A travers leur adhésion à la Charbonnerie, à l’ordre du Temple ou à la franc maçonnerie, ils ont cultivé le goût du secret et ils ont affirmé leur penchant pour un certain mysticisme qu’on retrouve plus tard dans leur action de propagande. En même temps, et c'est aussi très important pour la suite, ils ont côtoyé dans ces associations des républicains hostiles à la monarchie restaurée. Cette proximité leur a permis de mieux les connaître et elle a sans doute nourri les relations ambivalentes qu’ils ont nouées par la suite avec les représentants de ce courant : d’une part ils poursuivent le même objectif avoué de changement politique que les républicains, et cela les a amenés à se rapprocher d’eux dans certaines circonstances 105 ; d’un autre côté ils éprouvent une profonde aversion à l’encontre de leur libéralisme économique et politique qui les fait passer à leurs yeux pour les représentants du désordre, voire de l’anarchie.

Notes
100.

En septembre 1818, Bazard, âgé de 24 ans, est à l’origine de la fondation de cette loge maçonnique des Amis de la vérité. Cette loge rompt avec la tradition maçonnique française qui était très favorable au régime de la Restauration et on peut estimer qu'elle marque l’apparition d’une franc-maçonnerie républicaine. La loge des amis de la vérité est officiellement affiliée au Grand-Orient mais elle n’en reprend pas les coutumes et les objectifs de l'époque. On peut consulter sur la question de l’influence des idées républicaines à l’intérieur des sociétés secrètes pendant la Restauration l’ouvrage de G. Weill, Histoire du parti républicain en France de 1814 à 1870, F. Alcan, 1900, p.10-18.

101.

La Charbonnerie était une société secrète très hiérarchisée. Il y avait d’après les statuts trois niveaux de "vente" hiérarchisés : vente particulière, vente centrale et haute vente. Chaque vente particulière se composait de vingt membres . Quand dans une ville ou un département le nombre de ventes particulières s’élevait à vingt, leurs délégués formaient une vente centrale. Seuls les délégués des ventes centrales correspondaient avec les membres de la haute vente. Bazard, président de la haute vente occupe ainsi la première place dans la hiérarchie de la Charbonnerie.

102.

F. A. Isambert, De la Charbonnerie au saint-simonisme. Edition de Minuit, Paris, 1966, 197 p.

103.

Cette mission à Bruxelles, organisée en février 1831, est mentionnée par s. charlety, Histoire du saint-simonisme (1825-1864), Paul Hartmann, 1931, p. 93.

104.

H. Carnot, Sur le saint-simonisme, Travaux de l’Académie des sciences morales et politique. Cité par S. Charlety, op. cit., p. 47.

105.

C’est le cas pour un grand nombre d’entre eux à la suite des évènements de Lyon lorsque le pouvoir prend des mesures répressives à l’encontre du mouvement ouvrier. C’est encore vrai bien plus tard pendant la Seconde République (1848-1852) lorsque la plupart des saint-simoniens, Enfantin en tête, font campagne pour le général Cavaignac, candidat des républicains modérés, afin de faire obstacle à la menace d’un coup d’Etat bonapartiste qui se précisait.