1 - Le Producteur.

En 1825 les disciples de Saint-Simon ont une confiance absolue dans la pensée de leur maître. Ils sont persuadés d’avoir compris avant les autres la force de cette pensée sublime qui doit éclairer l’avenir de l’humanité. Ce petit groupe a une conscience très aiguë de son importance et du rôle qu’il doit jouer dans l’histoire : créer une nouvelle religion et apprendre un nouveau catéchisme 111 .

C’est pourquoi les disciples se mettent à l’œuvre sans tarder. Saint Simon est mort seulement depuis quelques jours, le 19 mai 1825, lorsqu’ils fondent le Producteur, le 1er juin 1825. Le temps pressait en effet : l’enseignement de Saint-Simon était encore confidentiel, il ne fallait pas courir le risque de le voir sombrer rapidement dans l’oubli. "Nous résolûmes alors, décident-ils, de publier un recueil périodique, le Producteur, où les principaux points de la doctrine seraient sommairement exposés sous la forme scientifique" 112 .

Dés l’origine l’activité des saint-simoniens se place sous le signe de la finance et de la banque. Ils fondent une société en commandite par actions de 1000 francs chacune pour réunir le capital nécessaire au lancement de la revue 113 et ils s’adressent à des banquiers pour trouver les fonds permettant d’assurer sa parution : "nous nous adressâmes à quelques banquiers qui, précédemment entraînés par les sollicitations constantes de Saint-Simon, avaient soutenu ses premiers travaux" 114 racontent-ils lorsqu'ils se rappellent les premiers temps de leur engagement.

Pour mener à bien leur propagande ils ont surmonté les mêmes obstacles que les industriels dont ils glorifient continuellement la créativité et l’esprit d’entreprise : ils ont été confrontés aux mêmes problèmes de crédit, aux mêmes difficultés de financement que les personnages qui symbolisent leur idéal économique et social. A travers leur engagement politique et religieux, ils peuvent ainsi s’identifier à leur modèle : ils sont des savants qui travaillent au progrès de l’humanité et ils partagent le sort de l’ensemble des travailleurs : ils connaissent en particulier les mêmes difficultés pour réunir le capital nécessaire à leur entreprise 115 .

Lorsque les saint-simoniens créent le Producteur, ils sont conscients, nous l’avons vu, que la doctrine de Saint-Simon ne dépasse guère la sphère étroite de leur propre groupe. Il leur semble illusoire, dans ces conditions, de publier une revue de stricte obédience qui se s'adresserait aux partisans déjà déclarés de la doctrine de Saint-Simon. Ils veulent dans un premier temps accroître son influence : pour atteindre un plus grand nombre de lecteurs et attirer de nouveaux sympathisants, la revue ouvre ses colonnes à des auteurs qui sur certains points semblent proches de la doctrine saint-simonienne sans toutefois y adhérer explicitement : c’est du reste une nécessité car ils sont trop peu nombreux, de l’école même, pour une tache rédactionnelle aussi lourde."Nous avions été obligés, avouent-ils, de commencer ainsi, parce qu’il était nécessaire de réunir d’abord autour de nous un assez grand nombre de rédacteurs, pour nous ménager la chance de trouver parmi eux des auxiliaires qui nous permettraient par la suite, d’entreprendre une exposition plus pure de la doctrine de notre maître" 116 . C’est ainsi qu’Adolphe Blanqui, Auguste Comte, Léon Halévy publient des articles dans les premiers numéros du Producteur 117 .

Mais, à terme, cette stratégie indirecte ne leur semble pas très efficace et une telle propagande ainsi masquée développe chez eux un sentiment de frustration : ils étaient obligés en effet de brider leur enthousiasme et ils ne pouvaient exprimer les idées religieuses auxquelles ils adhérent profondément. Aussi décident-ils de resserrer les rangs de leur école dés qu’ils sont en mesure d'y parvenir :"bientôt nous nous sentîmes assez forts pour ne plus recourir à ce moyen [être aidés par des étrangers à la doctrine], et pour soutenir, par le travail assidu de six personnes la rédaction du journal" 118 . Le Producteur parut alors chaque mois sous la forme plus étoffé d’un cahier de douze pages d’impression, d’une portée théorique bien plus grande. De leur aveu même cette tache était assez pénible, et ils devaient déployer une grande ardeur militante mais c’était le prix à payer pour parvenir à un contrôle total de la ligne éditoriale du journal qui "fut consacré tout entier à l’exposition plus détaillée et plus méthodique de plusieurs points importants de la philosophie de Saint-Simon" 119 . Au bout d’une année toutefois leurs ressources financières s’épuisent et leur résistance physique atteint ses limites : "le repos nous était devenu indispensable, et nous en fûmes tous avertis par des maladies plus ou moins graves qui auraient malgré tout suspendu nos travaux" 120

Ils doivent alors mettre un terme à l’expérience du Producteur. Elle n’a pas été vaine toutefois : ils peuvent suspendre la parution de la revue avec le sentiment du devoir accompli ; ils sont parvenus à publier un journal de qualité connaissant un assez grand rayonnement et ils ont ainsi pu propager la pensée de Saint-Simon qui participe dorénavant au débat d'idées philosophique et politique.

Le tirage de la revue ne fut pas très important, ni le nombre de ses lecteurs très élevé, mais elle a touché les couches les plus cultivées et les plus dynamiques de la population qui, dans leur conception élitiste de la société sont les plus porteuses d’avenir : "nous avions commencé à fixer l’attention d’un public, peu nombreux, il est vrai, mais livré à des études supérieures" 121 . Le développement de la doctrine a pris, grâce au Producteur,un tournant décisif : elle repose maintenant sur des bases solides car les disciples ont fait connaître la pensée de Saint-Simon auprès d’un public de qualité ; "Il n’est pas un de ses lecteurs, aujourd’hui [du Producteur] qui ne le regarde comme ayant soulevé de grandes idées méritant aussi l’attention des esprits sérieux et l’appui des hommes qui s’intéressent aux progrès de l’humanité" 122

Notes
111.

Saint Simon avait publié le Catéchisme des Industriels. Cette publication est rééditée dans les œuvres de Saint- Simon et Enfantin, répartie entre les XXXVIIe, XXXVIIIe, et XXXIXe volumes, Dentu, Paris, 1865 à 1876 et Leroux, Paris 1877 à 1878 (voir supra n. 1, p. 31).

112.

Exposition de la doctrine p. 75. Le Producteur fut fondé par Enfanfin et par Olinde Rodrigues le 1er juin 1825, il paraît chaque semaine à partir du 1er octobre 1825 et il devient mensuel en avril 1826. Allier, Decaen, Dubochet, Rouen, Senty participent à l'entreprise. Buchez et Laurent rejoignent le groupe en 1826. Cerclet un ancien membre de la Charbonnerie, compagnon de Buonarotti est rédacteur en chef. Pour la biographie de ces personnages, voir S. Charlety, op. cit., p. 30.

113.

Voir S. Charlety, op. cit., p. 30. Les actions sont signées par P. Enfantin et O. Rodrigues, les deux fondateurs gérants et datées du 1erjuillet 1825.

114.

Exposition p 75

115.

Dans toutes leurs tentatives ultérieures les saint-simoniens connurent les mêmes obstacles. Le Globe dut interrompre sa parution en mars 1832 à cause d’un financement insuffisant, après encore une fois la parution d’un article dans le journal pour lancer un appel à souscription auprès des lecteurs. Voir Le Globe du 1er janvier 1832 qui annonçait cette opération : des obligations portant un intérêt de 50 francs étaient émises par séries successives. La première série fut souscrite au prix de 250 francs ce qui représentait pour le journal une charge énorme de 25% d’intérêt. Les rédacteurs en furent sans doute renforcés dans leur idée que le niveau élevé de l’intérêt constituait un obstacle insurmontable pour les industriels.

116.

Exposition, p. 76.

117.

Adolphe Blanqui (1798-1854) le frère du révolutionnaire, deviendra par la suite un économiste universitaire éminent : en 1832 il succédera à J.B Say au Conservatoire des Arts et Métiers, il sera le premier rédacteur en chef du journal des économistes créé en 1841 par le libraire éditeur Guillaumin. Dès 1826 il publie Résumé de l’histoire du commerce et de l’industrie au sujet duquel J.-A. Schumpeter écrit de manière élogieuse : "Il s’agit d’un résumé judicieux qui me semble très bien fait si l’on tient compte de sa date de fabrication et des ressources à partir desquelles une telle entreprise pouvait être menée"J.-A. Schumpeter, Histoire de l'analyse économique, Gallimard, 1983, t. II, p. 167. Le titre de l'ouvrage de Blanqui semble exprimer des préoccupations qui sont aussi celle des saint-simoniens à cette époque : aussi peut-on penser qu’il a pris forme dans l’esprit de son auteur quand celui-ci fréquentait le groupe du producteur. Léon Halévy poète et littérateur français qui sera plus tard un auteur de pièces à succès est un des premiers disciples de Saint Simon qu'il a rejoint peu avant sa mort. Il participe à la création du Producteur, mais il se sépare des autres disciples et on ne trouve plus trace de lui dans le groupe saint-simonien après la disparition de cette revue.

118.

Exposition, p. 76. Il s'agit de Bazard, Buchez, Enfantin, Laurent, O. Rodrigues et Rouen. "C'est autour de ces six personnes, écrit S. Charléty, que se fit le groupement des premiers saint-simoniens" (S. Charlety, op. cit., p. 46).

119.

Exposition, p. 76.

120.

Les saint-simoniens menaient un combat incessant pour assurer la parution de la revue au moindre coût : pour y parvenir, ils devaient assurer eux-mêmes le maximum de tâches : écrire les articles, mais aussi composer la mise en page, assurer la diffusion, etc. "Le nouveau mode de publication que nous avions adopté nous avait permis de faire une économie tellement considérable, que jamais ouvrage périodique ne s’est soutenu à moins de frais".

121.

Les saint-simoniens sont assez élitistes en effet : ils n'adhèrent pas en 1830 à l’idéal égalitaire des républicains ; ils préfèrent faire confiance au mérite et aux capacités individuels. En 1831, à propos de l’élargissement de la base électorale avec l’abaissement du cens à 200 francs, ils écrivent : "Quelques personnes aux yeux desquelles le mérite d'une liste électorale consiste dans le nombre de ceux qui y sont inscrits se féliciteront de cette mesure, la préconiseront comme un triomphe ; quant à nous qui tiendrions bien plutôt à la qualité qu'à la quantité des électeurs, nous envisageons la question tout autrement", (Le Globe, 27 février 1831).

122.

Exposition, p. 79.