2 - L'Exposition de la doctrine.

Avec l’arrêt de la parution du Producteur, une nouvelle étape est franchie dans le développement de l’école. Le temps passé à la confection de la revue peut être utilisé à d’autres tâches militantes : les premiers disciples de Saint-Simon veulent alors amener à la doctrine ceux des "lecteurs qui avaient adopté quelques unes des vues générales de l’école et qui désiraient vivement compléter leur initiation" 123 .Ils essaient de nouer des contacts plus directs avec eux par l’intermédiaire de réunions publiques ayant dans des centres de propagation comme l’Ecole polytechnique. Une telle activité attira vers la doctrine ses premières recrues directes comme Cazeaux, Lechevalier, Transon ou encore des auditeurs qui deviendront plus tard des "disciples ardents tels M. Chevalier et H. Fournel" 124 .

En outre grâce à une correspondance suivie, le contact était établi avec de très nombreux sympathisants de la doctrine sur l’ensemble du territoire et les nouvelles relations qui s’ébauchent au sein du groupe des saint-simoniens délaissent le caractère doctrinal qu’elles avaient à l’époque du Producteur pour acquérir une dimension véritablement religieuse de nature à décupler, de leur propre avis, l'enthousiasme militant : "La presse ne nous mettant plus en communication avec le public, les personnes qui avaient pris intérêt aux idées de l’école s’empressèrent de s’approcher de nous ; des correspondances vraiment apostoliques s’ouvrirent avec de nouveaux initiés" 125 .

Ainsi au cours de cette "expansion silencieuse de 1826 à 1828" 126 le courant saint-simonien prend de plus en plus l’apparence d’une religion avec l’enseignement d’un véritable dogme, dont les ouvrages de Saint-Simon et les numéros du Producteur constituent la référence théorique et la base doctrinale.

Pendant cette période la doctrine de Saint-Simon connaît un succès important et, comme les adhésions sont assez nombreuses, elle repose sur des bases plus solides. Les disciples estiment alors le moment venu de passer à un "enseignement régulier" pour toucher un public beaucoup plus large encore : "L’exposition orale ne suffisait plus, d’ailleurs, pour le nombre de personnes qui étudiaient nos idées, la correspondance employait un temps précieux et devenait aussi trop multipliée, elle exigeait la répétition trop fréquente des mêmes idées à des personnes différentes" 127 . Ils entreprennent alors en 1829 une série de conférence pour exposer la Doctrine de Saint-Simon devant un auditoire nombreux et choisi : les leçons ont d’abord lieu dans les locaux de la Caisse hypothécaire 128 , et par la suite dans la salle de conférence de la rue Taranne.

Avec l’Exposition de la doctrine les disciples de Saint-Simon cherchent à transmettre le message philosophique méthodiquement élaboré depuis la mort de leur maître en 1825. On peut estimer qu’elle représente l’acte fondateur véritable de la religion saint-simonienne : elle constitue en effet l’aboutissement de l’enseignement donné depuis cette date et elle représente un effort définitif d'unification de l'ensemble des idées exprimées par les disciples de Saint-Simon au sein d'un système de pensée original et autonome.

Avec l’Exposition de la doctrine en effet, le groupe saint-simonien réalise une rupture épistémologique, pourrait-on dire : jusqu’alors ses travaux s’étaient appliqués à l’observation scientifique des "faits les plus palpables, les faits industriels [qui] s’adressent aux intérêts matériels" 129 .Il s’agissait seulement de travaux préliminaires pourtant, l’école doit maintenant modifier son champ d’étude et approfondir son domaine d’investigation : "traiter, dans son ensemble, la superbe question de l’organisation matérielle de la société, ou, en d’autres termes, de la constitution de la propriété" 130 .

Dorénavant, à partir de l’Exposition, les disciples s’attellent à une tâche essentielle de transformation sociale et de régénération morale : "l’école a donc un champ presqu’entièrement neuf à exploiter : là se présenteront en foule à nos yeux les ruines de ces grands monuments qui attestent le perfectionnement moral de l’humanité" 131 . Poser les bases du "perfectionnement moral de l’humanité" 132 sur les études scientifiques et industrielles déjà réalisées : il s’agit bien de mettre en œuvre un projet global, philosophique, social, économique et religieux. L’adhésion des disciples à la religion nouvelle est totale : ils se transforment en missionnaires de la nouvelle Eglise et chacun doit se consacrer entièrement à faire connaître la doctrine nouvelle.

Notes
123.

Exposition, p. 80.

124.

Voir S. Charlety, op. cit., p. 48. Auguste Walras faisait partie de ces correspondants lorsqu’il était répétiteur au lycée d'Evreux.

125.

Exposition, p. 79.

126.

S. Charlety, op. cit., p. 45.

127.

Exposition, p. 81.

128.

Voir sur ce point A. Courtois, op. cit., p. 168-169. La Caisse hypothécaire nous l’avons vu (supra n. 2, p. 33) hébergea les premiers saint-simoniens. Elle fut fondée en 1818 sous la forme d’une société en commandite et fut convertie deux ans plus tard en société anonyme. Elle avait pour objet essentiel d’accorder des prêts à long terme à 20 ans, aux taux uniforme de 4%. La situation de cette caisse fut précaire, de manière chronique, jusqu’à son dépôt de bilan en 1846. Cette caisse buta essentiellement sur le caractère archaïque et rétrograde du système hypothécaire en vigueur jusqu’en 1852. A travers leur activité au sein de cette société, les saint-simoniens ont fait partie des pionniers de l’économie sociale alors balbutiante. D’ailleurs pendant la Seconde République, ils publieront de nombreux articles dans les revues qu’ils dirigeront alors (Le Crédit, La République), pour faire accepter l’idée de la révision d’un droit hypothécaire, injuste et paralysant.

129.

Exposition, p. 86.

130.

Idem, p. 85.

131.

Ibid., p. 86.

132.

C. Bouglé et E. Halevy écrivent dans la préface à la Première année de L’Exposition de la doctrine : "Elle constitue par excellence un monument de transition entre l’âge philosophique et l'âge religieux du saint-simonisme" (C. Bouglé et E. Halevy, op. cit., p. 11).