Les saint-simoniens ont dénoncé "l'exploitation de l'homme par l'homme" avec beaucoup de conviction : "nous avons employé nos efforts à démontrer la décroissance constante de l'influence des militaires, c'est à dire de l'exploitation de l'homme par l'homme, et en même temps les progrès de l'organisation pacifique" 165 peut-on lire dans l'Exposition de la doctrine.
Ils sont même parmi les premiers à avoir intégré cette critique sociale dans une analyse en termes de classes. Les classes, d'après eux, sont le moteur de l'histoire et elles se définissent dans un ensemble de "rapports politiques [à chaque étape] du développement de l'espèce humaine [ : ] la classe la plus pauvre et la plus nombreuse [celle des travailleurs] passe successivement de l'esclavage au servage, du servage à l'état de salariée" 166 . Cet état cependant est encore, à leur avis, largement imparfait et l'humanité doit continuer à progresser : "elle s'achemine vers un état où tous les individus seront classés en raison de leurs capacités et rétribués selon leurs œuvres" 167 ; il s'agit de "l'état industriel" 168 .
Or, pour parvenir à cet état industriel, "il est évident que la propriété, telle qu'elle existe, doit être abolie, puisqu'en donnant à une certaine classe d'hommes la faculté de vivre du travail des autres, et dans une complète oisiveté, elle entretient l'exploitation d'une partie de la population, la plus utile, celle qui travaille et produit, au profit de celle qui ne sait que détruire" 169 .
Les classes sont ainsi définies dans le cadre d'institutions sociales, caractéristiques du niveau de développement de la production. Cette analyse saint-simonienne est très intéressante car elle dépasse l'approche fonctionnelle des économistes classiques. Pour les saint-simoniens une classe n'est pas seulement définie, comme pour les classiques, par la fonction qu'elle occupe dans la société et par la manière dont elle contribue à la production des richesses : elle s'intègre dans un contexte institutionnel qui délimite sa fonction dans un cadre historique donné.
Dans cette approche institutionnelle des saint-simoniens, les classes sont déterminées par des modes de revenus et les revenus, à leur tour sont déterminés dans le système capitaliste par la relation qu'ils entretiennent avec le taux d'intérêt : "dans la rente de la terre aussi bien que dans l'intérêt des capitaux, il y a toujours deux classes de la société en présence, les producteurs et les oisifs " 170 .
Qu'on parle de la rente de la terre ou de l'intérêt des capitaux, il est toujours question à leurs yeux de loyers versés par les travailleurs aux oisifs. Mais dans l'économie monétaire dont ils décrivent par ailleurs l'émergence à leur époque, le taux d'intérêt apparaît de plus en plus comme le loyer de référence. De telle sorte, estiment-ils, que le taux d'intérêt est le concept central pour expliquer la répartition des revenus dans le système capitaliste.
Pour préciser l'analyse saint-simonienne du taux d'intérêt, nous verrons d'abord qu'ils lui confèrent une importance déterminante dans la structure sociale. Il est en premier lieu l'expression financière de la répartition des revenus : la baisse du taux d'intérêt constatée au cours du développement historique marque un progrès indéniable de l'association des travailleurs. C'est dans cette optique que les saint-simoniens disent avoir été amenés à "[s'occuper] du crédit, des banques, des relations à établir entre les directeurs des travaux industriels et les hommes qui les exécutent" 171 car ils sont persuadés qu'une telle organisation institutionnelle est favorable à la baisse du taux d'intérêt. Pour préciser cette analyse saint-simonienne, nous essayerons de montrer comment elle s'intègre dans une tradition analytique française qui, à partir de Cantillon, peut-on estimer, accorde aux classes sociales une grande importance dans l'étude des phénomènes de la répartition qui s'organise, d'après les saint-simoniens, autour du taux d'intérêt (section I).
Les saint-simoniens pensent en outre qu'avec la monétarisation accrue de l'économie – nous étudierons ultérieurement la représentation qu'ils en proposent – le taux d'intérêt est une variable de plus en plus importante pour le fonctionnement de l'économie en général. Nous verrons alors comment ils pensent utiliser les possibilités offertes par le taux d'intérêt dans l'organisation industrielle alors en train de voir le jour : cela grâce en particulier à un recours beaucoup plus large à l'emprunt, destiné selon eux à se substituer à l'impôt comme moyen de financement privilégié des dépenses publiques. Ils montrent comment une telle stratégie financière est de nature à favoriser la baisse du taux d'intérêt. Mais en même temps ils dénoncent les dérives qui peuvent apparaître lorsque les pouvoirs publics mettent cet emprunt au service des intérêts rentiers : c'est ce qui se produit, pensent-ils avec la Caisse d'amortissement qui illustre parfaitement, à leurs yeux, la récupération par les rentiers de mécanismes financiers devant normalement favoriser les travailleurs. Pour dénouer une telle situation financière imposée par les rentiers, ils présentent une stratégie de rachat des rentes capable, pensent-ils, de faire baisser le taux d'intérêt sur les emprunts publics (section II).
Enfin, nous verrons comment les saint-simoniens participent au débat théorique de leur époque sur la question du financement des dépenses publiques. Nous étudierons en particulier leur opposition constructive aux idées de Ricardo. Nous verrons alors comment les saint-simoniens généralisent les implications de cette controverse pour proposer une théorie originale des finances publiques fondée sur le recours systématique à l'emprunt (section III).
Exposition de la doctrine, op. cit., p.. 84-85.
P.- I. Rouen, "De la classe ouvrière", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 306.
Exposition de la doctrine, p. 255.
Idem
Idem. Cette analyse institutionnelle saint-simonienne des classes sociales préfigure parfois très nettement l'analyse marxiste : c'est le cas par exemple quand Le Producteur conseille au souverain [d'écouter] les réclamations du peuple, lorsqu'il demande à vivre et qu'il offre en échange son travail et sa force" (Olinde Rodrigues, "De Henri Saint-Simon", Le Producteur, t. III, n° 1, p. 86.
P. Enfantin, "Du système d'emprunt comparé à celui des impôts", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 219.
Exposition de la doctrine, p. 84.