SECTION I - TAUX D'INTERET ET STRUCTURE SOCIALE.

§1 - Taux d'intérêt, expression financière de la répartition des revenus.

A - Dimension double de la doctrine saint-simonienne : contraintes économiques et exigences sociales intimement liées dans le processus de développement

Les disciples de Saint-Simon, suivant la voie tracée par leur Maître, poursuivent un projet scientifique global, capable de fournir une explication exhaustive des progrès de l'humanité et de sa marche en avant. Ce projet comprend deux dimensions : une dimension technique et une dimension sociale. "Cette nouvelle science, qu'ils disent vouloir inventer, se compose de deux parties distinctes" 172 : respectivement une partie technique et une partie sociale.

L'efficacité économique et la justice sociale sont, pour les saint-simoniens, intimement liées dans le processus de développement : en affirmant cette double contrainte, à la fois économique et sociale, ils expriment l'idée d'une croissance socialement équilibrée. Pour justifier leur analyse, ils s'appuient sur l'exemple de l'Angleterre, envers laquelle ils nourrissent des sentiments ambivalents : ce pays, d'un côté, suscite leur admiration pour son efficacité industrielle ; d'un autre côté, il provoque leur aversion pour la dégradation du lien social dont la société anglaise leur semble victime.

Un tel modèle de développement, aussi déséquilibré, n'est pas viable à terme : la croissance engendrée ainsi ne peut être durable et aboutit forcément à un blocage : aussi les saint-simoniens fondent-ils beaucoup d'espoirs sur le modèle français, qui à leurs yeux, concilie beaucoup mieux les deux impératifs.

Notes
172.

P. Enfantin, "Considérations sur les progrès de l'économie politique dans ses rapports avec l'organisation sociale", Le Producteur, t. IV, n° 3, p. 385. L'ambivalence entre approche technocratique et approche humaniste relève de l'opposition plus générale entre la fin et les moyens : faut-il privilégier la fin, escomptant que le but une fois atteint, la situation de la population sera forcément meilleure ; faut-il, au contraire, insister sur les luttes sociales pour mener un combat immédiat contre des injustices insupportables ? Les saint-simoniens étaient bien conscients d'un tel dilemme et, toujours, ils ont cherché à concilier les deux approches : mais tantôt ils ont privilégié la justice sociale, avec le saint-simonisme militant de l'époque révolutionnaire du Globe, vers 1830 ; tantôt ils ont privilégié l'efficacité économique et c'est l'époque du saint-simonisme pratique qui prétend améliorer la condition humaine grâce à la distribution des fruits de la croissance. Cette ambivalence, du reste, est déjà présente chez Saint-Simon, qui lui-même, tour à tour, accorda la priorité à chacune d'entre elles. Il a dépensé une grande énergie pour convaincre les entrepreneurs de l'importance de leur contribution au développement économique en publiant successivement l'Industrie, l'Organisateur, le Politique, le Système industriel, le Catéchisme des industriels. Aux yeux de ses disciples de 1830 pourtant, ces ouvrages, réalisés de façon héroïque dans le plus grand dénuement, sont des travaux préparatoires au Nouveau Christianisme, son dernier ouvrage qui est aussi son œuvre essentielle : "Son heure n'était pas venue, sa mission n'était pas accomplie ! Philosophe de la science, législateur de l'industrie, Saint-Simon , sois maintenant le prophète d'une loi d'amour ." (Exposition de la Doctrine, p. 116). En 1830, ses disciples insistent sur le fait que, dans ce dernier ouvrage, il envisage l'établissement de l'Association universelle , qui est, d'après eux, l'expression sociale de la fraternité et de l'amour entre tous les hommes. Ils sont, alors, persuadés que le Nouveau Christianisme contient la dimension laplus importante de son œuvre, restée inachevée, qu'il est vital de développer pour le bien de l'humanité.