a - Division technique du travail : la production des richesses.

L'objectif technique du programme saint-simonien, en premier lieu, vise à favoriser l'utilisation des nouveaux procédés de fabrication et la diffusion des nouvelles méthodes d'organisation du travail. Ce premier volet du programme des saint-simoniens exprime leur confiance dans les bienfaits de la science : les perfectionnements techniques permettent une augmentation des richesses produites qui, à son tour, mécaniquement, permet une amélioration des conditions de vie. Les hommes, n'étant plus soumis aussi impérieusement aux contraintes matérielles de l'existence, ils peuvent nouer des relations sociales plus harmonieuses : "elle [la science économique] considère l'action combinée des industriels, pour diviser scientifiquement le travail suivant les aptitudes ou les localités, et sous ce rapport elle embrasse l'ensemble de l'industrie agricole manufacturière et commerçante […]" 175 .

Cette dimension technique est sans doute la mieux connue de la doctrine des saint-simoniens, passés à la postérité pour leurs initiatives favorables au développement économique de la France, pendant le Second Empire. C'est pourtant une grave erreur de réduire le saint-simonisme, comme on le fait souvent, à un productivisme scientiste. Certaines individualités, qui, dans leur jeunesse avaient fait partie des disciples de Saint-Simon, ont sans doute développé par la suite de tels penchants vers l'économisme. Mais, les saint-simoniens, qui s'organisent entre 1825 et 1832 en groupe autonome revendiquant une théorie spécifique, refusent au contraire la dichotomie entre approche technique et approche politique : au contraire même, ils prennent grand soin d'intégrer les considérations économiques dans une analyse sociale pour dénoncer le poids de l'idéologie dans les représentations collectives 176 ; c'est d'ailleurs cette analyse globale de la réalité sociale qui distingue les saint-simoniens au sein du courant industrialiste et qui présente chez eux le plus grand intérêt.

L'exploitation de la nature doit remplacer l'exploitation des hommes dans le processus de création des richesses : c'est ainsi que le progrès technique rend possible la victoire du travail sur l'oisiveté : "Nous avons employé nos efforts à démontrer la décroissance constante de l'influence des militaires, c'est à dire de l'exploitation de l'homme par l'homme , et en même temps les progrès des travailleurs pacifiques, c'est à dire l'exploitation du globe par l'industrie " 177 .

Ainsi, c'est grâce à l'exploitation méthodique du globe terrestre que l'homme pourra s'affranchir de son aliénation à l'égard des contraintes matérielles et que l'exploitation de l'homme lui-même sera superflue. Mais en même temps, afin que le progrès technique profite à tous, il faut changer l'organisation sociale et transformer les conditions de la répartition des richesses.

Notes
175.

P. Enfantin, "Considérations sur les progrès de l'économie politique dans ses rapports avec l'organisation sociale", Le Producteur, t. IV, p. 385.

176.

Les saint-simoniens reprochent souvent aux économistes classiques, ou encore à J.-B. Say, de construire des analyses abstraites, totalement coupées de la réalité, totalement inefficaces et inutiles en fin de compte. Nous reverrons cette critique avec le personnage imaginaire d'un "jeune prince exotique"' que Le Globe tourne en dérision pour être totalement ignorant des questions industrielles bien qu'il ait "lu le cours complet d'économie politique de M. Say", ("De la Belgique", Le Globe, 15 février 1831).Voir infra p. 206 et p. 212.

177.

Exposition de la Doctrine, pp. 84-85. Le titre du Globe que les saint-simoniens font paraître tous les jours de novembre 1830 à avril 1832, est bien symptomatique de cette volonté de mettre en valeur les ressources de la nature. Les saint-simoniens sont les premiers, sans doute, à avoir imaginé de manière aussi systématique, une globalisation de la production industrielle. Une fois encore, on peut constater le caractère prémonitoire de la doctrine saint-simonienne lorsqu'on considère la globalisation de la production, du commerce et de la finance mondiale en ce début du XXIe siècle. Dans un autre ordre d'idées, on retrouve plus tard chez Lénine la même confiance que les saint-simoniens dans les découvertes scientifiques, lorsqu'il définit le socialisme comme la conjugaison des soviets et de l'électricité. C. Bouglé et E. Halévy ont bien exprimé cette filiation idéologique dans leur préface de l'Exposition de la Doctrine (op. cit. p. 67) : "Quand Lénine, installé au Kremlin, écrivent-ils, place sur sa table de travail les trois volumes du Capital, c'est l'extrême gauche saint-simonienne qui prend possession en sa personne du palais des tsars, et prétend réaliser par la violence,' l'association universelle des travailleurs' "