Les saint-simoniens insistent beaucoup sur l'idée que les économies européennes se sont développées au Moyen Âge, lorsque les communes se sont organisées pour défendre l'ordre social des travailleurs face à celui des oisifs : nobles, militaires et religieux.
Cette apparition des communes libres marque, à leurs yeux, une étape irréversible dans le cours du développement historique : elle est un moment capital de la constitution progressive de l'Association des travailleurs.
En se libérant de la tutelle des propriétaires terriens, en effet, les commerçants des villes ont pu acquérir leur autonomie : "la richesse mobilière a pris un très grand développement" 180 , et les corporations des habitants des bourgs ont pu organiser la production des richesses à leur guise et contrôler leur circulation.
Isaac Péreire insiste sur rôle des Juifs et des Lombards dans le processus de monétarisation de l'économie et il prend sur ce point le contrepied de l'histoire officielle. Alors que, dans la mémoire collective du XIXe siècle encore, ces groupes étaient toujours vilipendés comme des usuriers, profitant des situations de détresse humaine, il présente sous un jour positif leur contribution au développement de la finance moderne : de par leur statut d'étrangers en effet, ils disposaient d'une plus grande marge de manœuvre pour contourner les contraintes très strictes que l'Eglise catholique imposait à la circulation monétaire.
Ce marché monétaire naissant rendait possible la mobilisation des capitaux sous une forme financière, mais il était encore mal organisé et peu développé. C'était, ensuite, un marché étroit, où la disproportion était flagrante entre la faible quantité des fonds prêtables issus d'une activité commerciale encore embryonnaire et la forte demande de ces fonds par des nobles qui, lors des croisades avaient acquis des goûts de luxe. Nous voyons que Isaac Péreire se fonde sur une analyse historique des comportements collectifs et des rapports sociaux au Moyen Âge pour expliquer la légalisation du prêt à intérêt et la reconnaissance juridique de l'usure, malgré les interdits de l'Eglise catholique, et passant outre ces interdits.
Mais surtout, fait remarquer Isaac Péreire, il s'agissait d'un marché financier paradoxal qui voyait les marchands, les travailleurs de l'époque, prêter leurs capitaux aux nobles, les propriétaires fonciers oisifs. Parallèlement, à cause de la rareté monétaire, les taux d'intérêt atteignirent des niveaux très élevés et c'est bien paradoxalement, en effet, suivant son analyse, que ce niveau très élevé atteint par le taux d'intérêt permit alors la multiplication de la richesse des marchands, les industriels de l'époque : "l'élévation de l'intérêt à cette époque tourna au profit des travailleurs." 184
Ainsi les travailleurs ont tiré parti d'une situation historique exceptionnelle. A côté de cela, Isaac Péreire poursuit, dans une logique bien plus conforme aux principes saint-simoniens de la circulation, sa démonstration des conséquences bénéfiques pour les travailleurs du développement du prêt à intérêt. "Les prêts d'argent [furent] pour l'industrie une source abondante de richesses" 185 , dit-il,car ils permirent aux seigneurs, qui s'étaient "décidés à quitter leurs châteaux" 186 , d'assouvir leur envie de consommation ostentatoire, et "la plus grande partie de leurs fortunes […] passèrent ainsi dans les mains des artisans" 187 .
Idem.
Ibid. Il faut penser d'après cette analyse que la logique rentière était moins inexorable, d'après I. Péreire, au Moyen Âge, sous le régime féodal, qu'au XIXe siècle, sous le régime capitaliste. Une telle évolution est conforme, en fait, à la conception saint-simonienne de l'histoire. Le Moyen Âge est une époque organique et les nobles ont un rôle à jouer dans la défense d'un ordre social reconnu par tous : les préoccupations financières n'étant pas leur souci principal, ils ne se montraient pas très vigilants, sans doute, sur le niveau du taux d'intérêt. Le système capitaliste correspond à une époque critique :les rentiers du sol constituent une classe parasitaire qui tire profit de ses privilèges sans supporter de contrainte en contrepartie et leur seule préoccupation consiste dans le prélèvement d'une rente ; sans doute alors sont-ils très vigilants sur l'importance de celle-ci.
Ibid.
Ibid.
Ibid.