Avec les mercantilistes, les questions économiques étaient présentées dans une optique nationale et étatique : il s'agissait avant tout, en effet, de comprendre la logique commerciale régissant les échanges internationaux, afin de choisir en connaissance de cause la stratégie la mieux adaptée à la prospérité d'un pays.
Les auteurs du XVIIIe rompent avec ce paradigme : la question pertinente, pour eux, est de comprendre comment les richesses se répartissent dans la société. Dans ce but, ils cherchent à distinguer des groupes homogènes pour repérer comment le revenu, engendré par la production, circule à l'intérieur du corps social.
Ainsi l'émergence de la notion de classe dans l'analyse économique coïncide avec une réflexion nouvelle sur la circulation des richesses : c'est entre les différentes classes, en effet que s'établissent les flux de monnaie dont les mouvements successifs constituent un circuit ininterrompu. C'est pourquoi les classes apparaissent, à ce moment là, d'un point de vue fonctionnel, comme un outil incontournable pour percevoir le mystère de la production, de la circulation et de la répartition des richesses.
A la jonction du courant mercantiliste et de ceux qui lui ont succédé, les travaux de Cantillon représentent une étape très importante dans cet effort pour repérer des classes sociales distinctes. Selon l'appréciation de Schumpeter, "il semble avoir été le premier à construire [un modèle de la structure par classe de la société] et à s'en servir comme outil d'analyse" 200 .
Les saint-simoniens ne se réfèrent pas ouvertement à Cantillon comme ils le font souvent pour Quesnay et les physiocrates. Cependant il nous semble intéressant, pour plusieurs raisons, d'étudier l'influence que cet économiste a pu exercer sur eux.
Parce qu'en premier lieu, "c'est ce schéma" de Cantillon, relatif à "la structure par classe de la société" qui "a été adopté par Quesnay" 201 , comme le remarque Schumpeter. Et c'est précisément cette méthode d'analyse de la société en termes de classes sociales qu'Enfantin trouve digne d'admiration chez Quesnay pour son caractère méthodique et sa rigueur scientifique : "Quesnay, procédant scientifiquement, avait divisé son système en trois parties […] ; la seconde présentait le tableau de la société divisée en trois classes" 202 .
Parce qu'ensuite, on peut discerner chez Cantillon l'arsenal conceptuel, qui, par l'intermédiaire de l'influence physiocratique, permettra aux saint-simoniens d'élaborer leur construction analytique : pour eux en effet, le travail est le seul facteur de production à l'origine de la création des richesses et la terre est la seule ressource naturelle à l'origine de leur accumulation à travers leur accaparement par les propriétaires fonciers. Le système de production saint-simonien est ainsi déterminé par la conjugaison d'un facteur de production, le travail, et par une ressource naturelle, la terre. Or, cette forme de bouclage théorique est aussi présente chez Cantillon : la richesse, pour lui, déjà, provient uniquement de la terre et du travail.
Si, en suivant cette piste, on tente de repérer les idées qui structurent l'analyse de Cantillon, on en retrouve plus tard chez les saint-simoniens un assez grand nombre qui constituent pour eux des thèmes de prédilection.
Ainsi, pour Cantillon, la valeur d'un bien se mesure à la quantité et à la qualité respectives de ces deux facteurs nécessaires à la production :"le prix et la valeur intrinsèque d'une chose en général est la mesure de la terre et du travail qui entrent dans sa production" 204 .
Un des grands mérites de Cantillon, sans doute, est d'avoir intégré le travail en tant que facteur de production dans le processus de création des richesses :"Plus il y a de travail dans un Etat, et plus l'Etat est censé riche naturellement" 205 .
La valeur dépend alors, à la fois de la circulation des produits de la terre, et de l'échange des produits du travail : "La quantité du produit de la terre, et la quantité aussi bien que la qualité du travail, entreront nécessairement dans le prix" 206 .
Par conséquent, les différents groupes entrent continuellement en relation à l'occasion de cette circulation ininterrompue des richesses, et, en échangeant leurs productions, ils échangent en même temps leur travail : chacun d'eux, alors, dépend de tous les autres.
Tout au long du circuit économique apparaissent des interdépendances entre les différentes classes. Toutes occupent une fonction importante dans ce processus, mais celle des propriétaires fonciers joue un rôle central : c'est l'unique classe, en effet, qui dispose d'une large marge de manœuvre et qui, de ce fait, peut orienter la circulation des richesses et leur répartition.
Il n'y a que les propriétaires des terres qui peuvent prendre des décisions autonomes car eux seuls vivent "dans l'indépendance". Toutes les autres classes sont "à gages" : "à gages incertains" pour les "entrepreneurs" puisque leur revenu dépend du résultat de leur activité ; "à gages certains" pour tous les autres, les salariés disposant d'un revenu fixé par contrat, et dans ce dernier groupe, Cantillon range indifféremment "le général qui a une paie, le courtisan qui a une pension, le domestique qui a des gages […]" 208 .
Dans sa représentation de la société, Cantillon attribue aux propriétaires fonciers, une situation privilégiée : "On peut établir que excepté le Prince et les propriétaires des terres, tous les habitants d'un Etat sont dépendants ; qu'ils peuvent se diviser en deux classes, savoir en entrepreneurs et en gens à gages ; et que les entrepreneurs sont comme à gages incertains, et tous les autres comme à gages certains […] bien que leurs fonctions et leurs rangs soient très disproportionnés" 209 .
Les propriétaires fonciers, par conséquent sont libres de leurs choix : en affectant, à leur guise, leurs avances à certains types d'investissements, ils peuvent décider de la nature des biens produits, de leur quantité, des méthodes culturales utilisées. A travers ces décisions non contraintes, ce sont eux qui déterminent l'orientation du système productif. Et ce pouvoir qu'ils détiennent en amont de la production à partir de leurs choix d'investissement, est encore renforcé par celui qu'ils détiennent en aval à travers leurs choix de consommation.
Ainsi, l'autonomie financière dont ils disposent grâce au revenu tiré de la propriété des terres leur laisse toute latitude pour adopter le mode de vie de leur choix. Et par suite, leur mode de vie, à son tour, va influencer indirectement l'activité de toutes les autres classes de la société : suivant, en effet, qu'ils affecteront leur revenu à telle dépense ou à telle autre, c'est de l'existence sociale de tel groupe ou de tel autre qu'ils décideront.
J. A. Schumpeter, op. cit., t. 1, p. 336. Richard Cantillon (1680-1734) est un auteur irlandais d'origine espagnole. A plusieurs égards, on peut toutefois le ranger au nombre des économistes de tradition française : c'est à Paris qu'il exerça, pour l'essentiel, sa fonction de banquier et c'est en français qu'il écrivit, entre 1730 et 1734, son ouvrage capital, Essai sur la nature du commerce en général ; cet ouvrage, nous dit Schumpeter (op. cit., t. I, p. 305) a circulé peu de temps après avoir été écrit, mais c'est en français encore, qu'il fut véritablement publié pour la première fois, à titre posthume, en 1755 ; il fallut attendre 1931, pour qu'il paraisse, traduit en anglais, à Londres. Sur Cantillon, on peut consulter l'ouvrage de Charles Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie depuis John Law jusqu'à nos jours, Sirey, 1938, p. 46-57. Cantillon reçoit les hommages unanimes des historiens de la pensée économique qui, tous, s'accordent à reconnaître l'importance et l'intérêt de son ouvrage. C. Rist et J. Schumpeter lui attribuent un rôle prééminent dans le développement des idées économiques. M. Blaug, pour sa part, écrit à son sujet : "C'est l'énoncé de principes économiques le plus systématique, le plus clair, et en même temps le plus original avant la Richesse des Nations" (M. Blaug, La pensée économique. Origine et développement, Economica, 1986,p. 24).
Idem.
P. Enfantin, "Considérations sur les progrès de l'économie politique dans ses rapports avec l'organisation sociale", Le Producteur, t. V, n° 1, p. 21-22.
Idem, p. 15.
Ibid. p. 48.
Ibid. p. 16.
R. Cantillon, op. cit. p 31 pour les 6 citations. Cantillon distingue trois classes essentiellement, les propriétaires, les fermiers et les laboureurs auxquelles il ajoute une quatrième classe comprenant tous les autres groupes sociaux vivant en ville. Les différentes classes se définissent par la façon dont elles participent à la création des richesses et aussi par la façon dont elles prennent part à leur redistribution, c'est à dire qu'elles se distingnent en fonction du type de revenu dont elles disposent. On peut consulter le guide de lecture que Schumpeter, consacre à Cantillon pour présenter son ouvrage (op. cit., t. I, p. 306 à 313).
Idem, p. 31.