b - Les saint-simoniens font une lecture critique de l'analyse de Cantillon.

L'analyse de Cantillon est un moment très important pour la représentation de la circulation et de la répartition des richesses : la monnaie circule entre les différentes classes qui composent le corps social, et c'est au cours de cette répartition que se forment les différents revenus et que se fixe l'ensemble des rapports sociaux. C'est bien à cette tradition analytique que les saint-simoniens se référeront plus tard : de ce point de vue, on peut estimer que Cantillon a exercé sur eux une influence décisive, que cette influence soit directe ou qu'elle soit transmise par l'intermédiaire des physiocrates. Si on peut repérer une telle filiation, il peut être alors même, très intéressant de formuler l'hypothèse que les saint-simoniens ont fait une lecture critique de cet auteur.

Dans l'analyse de Cantillon, les propriétaires des terres disposent d'un pouvoir économique très important et bénéficient d'une situation sociale très privilégiée : ils ne travaillent pas nécessairement, et ils ont pourtant des revenus très confortables, alors que les entrepreneurs qui travaillent et prennent des risques, vivent dans l'incertitude et dépendent en fait du bon-vouloir des premiers.

On ne trouve pas chez Cantillon une intention critique ouvertement manifestée, mais la logique de son analyse laisse la porte ouverte à une telle interprétation. C'est dans cette brèche ouverte par leur prédécesseur que les saint-simoniens se sont engouffrés. Ils ont exposé au grand jour les conflits d'intérêt restés latents chez Cantillon et à partir d'une importance systématique accordée au travail, ils ont présenté ces conflits sous une forme exacerbée.

L'analyse de Cantillon, lorsqu'elle passe au filtre des saint-simoniens, se prête à la présentation suivante :

  • les propriétaires des terres qui ne travaillent pas disposent d'un pouvoir économique et social exorbitant sur toutes les autres classes de la société : ce sont des capitalistes oisifs.
  • les entrepreneurs au contraire, qui prennent tous les risques, qui fournissent tous les efforts, vivent dans l'incertitude et dans la sujétion : ce sont des travailleurs exploités.

Après avoir affirmé que le travail est le seul facteur de production décisif, les saint-simoniens tirent de leur analyse la conséquence logique que les travailleurs, qui jouent un rôle essentiel dans le processus de création des richesses, doivent aussi obtenir une plus grande partie de ces richesses, et bénéficier, en même temps, d'une plus grande considération sociale.

Nous savons que les saint-simoniens ont une connaissance assez approfondie de l'œuvre des physiocrates qui accordent aux classes sociales une place centrale dans leur analyse 212 . Or, il est intéressant de constater que, par leur intermédiaire, ils sont les dépositaires de cette tradition économique française qui, depuis Boisguillebert et Cantillon, représentent la société comme un système de classes 213 . C'est dans cette analyse de classes que les saint-simoniens vont intégrer le taux d'intérêt comme le premier responsable de la distribution des richesses et comme son principe organisateur.

Mais au sein de cette tradition analytique, ils opèrent un renversement de perspective. Ils envisagent entre les classes des relations conflictuelles et ils ramènent l'ensemble des conflits sociaux à une opposition irréductible entre deux classes antagonistes : les travailleurs et les oisifs. Et surtout, ils intègrent le taux d'intérêt dans leur raisonnement : ce mécanisme acquiert alors une importance capitale puisqu'il synthétise l'ensemble des relations d'exploitation et qu'il en mesure sa gravité.

Notes
212.

Le Tableau économique, en effet, représente la nation comme la juxtaposition de trois classes : "La nation est réduite à trois classes de citoyens : la classe productive, la classe des propriétaires et la classe stérile." (François Quesnay, Tableau économique des physiocrates, Calmann-Lévy, 1969, p. 45). Les relations que ces classes entretiennent entre elles par l'intermédiaire des flux monétaires de revenus constitue l'ensemble de la vie économique d'un pays : "Le Tableau économique renferme les trois classes et leurs richesses et décrit leur commerce […]" (idem, p. 47).

213.

J. A. Schumpeter signale cette filiation théorique, il lui accorde un grand intérêt et il manifeste beaucoup de curiosité intellectuelle à son encontre : "dans l'histoire de l'analyse économique, il existe peu de successions aussi intéressantes à observer, à comprendre et à se remémorer que la succession Petty-Cantillon-Quesnay." (op. cit. t. I, p. 305)