B - C'est entre les revenus du travail et les revenus de l'oisiveté que s'instaure une opposition fondamentale : le salaire est le revenu du travail en général.

a - Critique des philanthropes : l'origine des revenus est plus significative que leur niveau.

Les économistes du XVIIIe ont cherché à repérer différentes classes sociales pour disposer de jalons sur le circuit monétaire des richesses : ils pensaient ainsi grâce à cet instrument pouvoir expliquer les phénomènes relatifs à leur circulation, leur production et leur répartition. Ce qu'il y a de remarquable dans cette analyse de la répartition, c'est que la monnaie est présente, alors que les classiques penseront fondamentalement les classes en termes de valeur à travers le filtre de la théorie quantitative.

Les saint-simoniens s'inspirent de cette démarche méthodologique et ils la reprennent à leur compte : ils pensent cependant que les contours des classes sont délimités de façon beaucoup trop imprécise. Cette imprécision laisse la porte ouverte, pensent-ils, à des interprétations assez libres, pouvant diverger sensiblement de leur signification originelle. Ils mettent à profit cette marge de manœuvre, ou ce degré de liberté, pour proposer une analyse des classes sociales beaucoup plus critique à l'égard de l'ordre social dans lequel elles s'insèrent.

En même temps qu'ils accordent une grande attention à la mise en forme théorique de cette idée alors novatrice en économie, ils s'intéressent aux premières interprétations critiques qui avant eux ont déjà repéré l'existence de deux classes antagonistes : les exploités sans ressources qui doivent travailler pour une rétribution très faible et les exploiteurs qui profitent du travail des premiers et vivent dans l'aisance 214 .

Ils se réfèrent à Necker, en particulier, qui avait dénoncé les injustices avec beaucoup de conviction. Il a formulé, d'après eux, la critique sociale la plus violente qu'il soit possible d'adresser au système par qui ne veut pas aller jusqu'à remettre en cause ses fondements mêmes. Ils rangent ainsi Necker parmi ces philanthropes éclairés 215 , bien conscients que les injustices sociales étaient trop criantes et qu'elles sembleraient très vite insupportables aux travailleurs exploités si aucune mesure n'était prise pour atténuer l'inégalité de la répartition existante des revenus.

Ces philanthropes, comme Necker, se plaçaient du côté des propriétaires, ils défendaient leurs intérêts et ils se demandaient comment sauvegarder, pour l'essentiel, un ordre social qui leur était favorable. Ils se posaient la question suivante : "comment les hommes qui partagent avec les travailleurs les produits du travail peuvent-ils, non seulement se faire pardonner ce partage, mais encore le faire respecter et aimer par les travailleurs eux-mêmes ?" 216 .

Les saint-simoniens veulent dépasser ces tentatives de conciliation et ils veulent montrer que les exploités et les exploiteurs s'affrontent directement pour le partage du revenu. En même temps ils cherchent à repérer l'origine de cette exploitation : elle n'apparaît pas lors de la signature du contrat de travail ; elle apparaît lors du prélèvement d'un taux d'intérêt.

Notes
214.

Sur ces précurseurs français du XVIIIe siècle, Linguet, Mably, Morelly etc., qui vraisemblablement ont assez largement influencé les auteurs socialistes du XIXe siècle, sans que ces derniers toutefois aient clairement reconnu leur dette envers eux, on peut consulter l'ouvrage publié par l'INED : "Economie et population : les doctrines françaises avant 1800", Travaux et Documents, n° 21, PUF, 1954. Ces auteurs ont une vision très tranchée de la société et ils adressent des critiques d'une virulence extrême aux institutions de leur époque. Avec Linguet, en particulier, on peut avoir une idée assez claire d'in tel manichéisme social : "La société […] se trouve divisée en deux portions ; l'une des riches, des propriétaires de l'argent… s'arrogèrent le droit exclusif de taxer le salaire du travail qui les produisait ; et l'autre, des journaliers isolés… se trouvent livrés sans ressources à la discrétion de l'avarice même qu'ils enrichissaient" (cité dans l'ouvrage ci-dessus p. 309).

215.

Exposition de la doctrine, op. cit., p. 293.

216.

Idem. Les saint-simoniens font ainsi un procès d'intention à Necker : ils lui reprochent d'être animé par "un sentiment bien obscur" (op. cit. p. 293), de vouloir soigner un mal pour le rendre supportable et pour lui permettre de se perpétuer. Sans doute sont-ils assez sévères envers Necker, d'autant plus que dans cette même huitième séance, ils se montrent très élogieux envers Turgot, "l'économiste le plus digne, sans contredit, des respects et de l'affection de l'humanité" (p. 294), qui pourtant dans son Mémoire sur les prêts d'argent avait pris la défense de prêteurs demandant des taux d'intérêt élevés. En outre, ils voient en lui un précurseur qui "touchait aux portes de l'avenir, puisqu'il entrevoyait l'application, que l'on pourrait faire un jour, des théories de Malthus et de Ricardo, sur le fermage". On peut estimer qu'ils discernent dans les analyses de Turgot, Malthus, Ricardo, une dimension scientifique qui serait absente dans celles de Necker. On peut aussi soupçonner, dans leur comportement, un réflexe de doctrinaires voulant se démarquer le plus franchement possible d'idéologues concurrents. C'est du reste ce que Marx, à son tour, fera plus tard, lorsqu'il vantera les mérites de Ricardo, pendant qu'il tirera à boulets rouges sur certains penseurs socialistes. P. Enfantin, dans Le Globe du 15 février 1831, consacre, lui aussi, une grande partie d'un article à Necker, "Les oisifs et les travailleurs, Necker, M. Laffitte, Saint-Simon". Enfantin est beaucoup plus élogieux envers Necker : il prend sa défense contre un article du National, qui, estime-t-il, avait interprété ses écrits de façon tendancieuse et erronée. Il montre la contribution de Necker à la défense des travailleurs, même s'il le met seulement sur un pied d'égalité avec Laffitte en tant que précurseur de Saint-Simon qui, affirme-t-il, a réussi à "les résumer et les développer l'un et l'autre ", le banquier et le financier [Laffitte] d'un côté, le ministre et le publiciste [Necker] de l'autre.