Au printemps 1831, l'église saint-simonienne décide d'envoyer des missions en province pour diffuser sa doctrine sociale. F. Rude nous donne une idée de leur retentissement lorsqu'il rapporte le commentaire du Moniteur sur l'acte d'accusation retenu contre les militants saint-simoniens à l'issue du procès qui leur fut intenté pour appel à l'insurrection : "le saint-simonisme prêché plusieurs fois par jour à Lyon [...] a eu une action qui n'est que trop réelle" 222 .
Ainsi, les réunions organisées par la mission de Lyon rencontrent un vif succès populaire : "les prédications saint-simoniennes [ont] provoqué dans la classe ouvrière un large mouvement intellectuel" 223 dit encore F. Rude. Les conférences tenues dans cette ville ont été particulièrement brillantes : sans doute même ont-elles influencé les canuts qui adhèrent, en partie au moins, aux idées sociales des saint-simoniens.
Ainsi, d'après F. Rude, les canuts reprennent à leur compte les revendications caractéristiques du saint-simonisme d'une action non violente et d'un large rassemblement de tous les travailleurs au sein d'un même mouvement.
On peut penser, par conséquent, que cette mission lyonnaise a joué un rôle actif dans la préparation des événements du mois de novembre de la même année. Une fois pourtant que l'insurrection éclate, les saint-simoniens sont effrayés par la violence avec laquelle elle se déroule. La réaction de nombreux chefs d'ateliers n'est pas du tout conforme aux prédictions pacifiques et conciliatrices des saint-simoniens : ces derniers se montrent en effet intraitables face aux revendications de leurs ouvriers ; ils ne respectent pas la parole donnée lors de la signature des accords pour l'instauration d'un tarif.
Ces événements de Lyon provoquent une rupture douloureuse au seinde l'Eglise saint-simonienne car les questions de la forme d'action (violente ou pacifique) et du contour de la classe ouvrière se posaient avec acuité. Les militants de Lyon qui, souvent, ont pris une part active à ces journées aux côtés des ouvriers et qui ont assisté à la répression sanglante de leur mouvement pressent les chefs parisiens de l'Eglise de répondre à ces questions dans un sens favorable à la classe ouvrière, celle des travailleurs victimes de la répression.
Dans la réponse qu'il leur transmettent par l’intermédiaire du Globe, les "pères" de l'Eglise ne changent pas d'un pouce leur ligne théorique. Ils exhortent au contraire les représentants lyonnais à rester fidèles à la religion saint-simonienne : à respecter les principes de l'action pacifique et à rétablir la concorde, qui n'aurait jamais dû disparaître, entre les différentes couches des travailleurs. Il ne s'agit pas, estiment-ils, de modifier ses propres idées au contact de la réalité, mais au contraire de chercher à infléchir les actions entreprises et à modifier les comportements existants pour les rendre conformes aux principes de la vraie foi.
Cette réponse a causé une profonde déception dans les rangs des saint-simoniens lyonnais. A vrai dire pourtant, elle ne pouvait, dans une logique saint-simonienne être différente : accepter l'idée d'une divergence entre les fabricants et les ouvriers serait revenu, pour les saint-simoniens à remettre en question toute leur construction théorique, et en particulier leur analyse du taux d'intérêt. Celui-ci, en effet, joue un rôle stratégique dans leur approche financière : il constitue l'instrument d'exploitation par excellence et son mécanisme est inexorable ; ceux qui payent un intérêt sont des exploités, ceux qui le reçoivent sont des exploiteurs. C'est une impossibilité logique de distinguer des exploiteurs et des exploités parmi ceux qui payent un intérêt puisque, par définition, tous ceux qui supportent un intérêt pour exercer une activité sont des exploités.
C'est pourquoi, à l'occasion des événements tragiques de novembre 1831 à Lyon, les saint-simoniens s'accrochent à leur représentation traditionnelle d'une société structurée, autour du taux d'intérêt, en oisifs et travailleurs : comme ils l'ont toujours fait jusque là, ils cherchent à persuader les chefs d'industrie et les ouvriers salariés que leur intérêt respectif est de faire cause commune contre les oisifs. 227
Fernand Rude, L'insurrection lyonnaise de novembre 1831. Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1832, Editions Anthropos, 1969, 785 p. L'Eglise saint-simonienne avait envoyé à Lyon une mission de cinq personnes dirigée par Laurent de l'Ardèche, à laquelle participaient entre autres Pierre Leroux et Jean Reynaud. Ces disciples organisèrent 4 conférences publiques (3 mai, 7 mai, 20 mai et 17 juin 1831) qui attirèrent un public nombreux et bien disposé envers les orateurs. Une partie de la presse populaire lyonnaise (L'Echo de la fabrique, la Glaneuse, le Précurseur) assez largement acquise aux idées saint-simoniennes rendit compte de ces prédications qui eurent par conséquent un écho assez large à tel point que les autorités s'émurent de l'influence du saint-simonisme auprès des travailleurs de cette ville : c'est ainsi, par exemple, que le commissaire central de la ville, Prat, déplore "la grande influence [des saint-simoniens] sur la classe ouvrière" (rapporté par F. Rude, op. cit. p. 702).
Idem, p. 704.
Ce n'est pas la première fois que cette question théorique épineuse se présente aux saint-simoniens, même si en novembre 1831 elle est particulièrement embarrassante pour eux. En 1826 déjà, dans le Producteur, Enfantin, nous l'avons vu, essayait de convaincre les manufacturiers du bien fondé des revendications de leurs ouvriers qui demandaient des salaires plus élevés (voir supra n. 1 p. 78).