Le taux d'intérêt est bien la cause unique de l'exploitation, il est le seul responsable de la ponction exercée sur les revenus du travail. Les deux groupes composant la classe des travailleurs, les chefs de travaux et les ouvriers salariés, sont unis par la même dépendance envers les oisifs, car tous deux supportent le prélèvement d'un taux d'intérêt sur leur activité. Et même si le rapport respectif des entrepreneurs et des ouvriers au taux d'intérêt diffère sensiblement, les conséquences de celui-ci sont également néfastes pour les deux groupes.
Les chefs de travaux, c'est à dire les entrepreneurs, subissent directement les effets du taux d'intérêt puisqu'il doivent s'en acquitter auprès des capitalistes qui leur prêtent les instruments de travail. Il ne sont pas autonomes, par conséquent dans leur décision d'entreprendre et de réaliser leur production : "il [le chef de travaux] devra s'adresser à des propriétaires, à des capitalistes, possesseurs des instrumens qui lui sont nécessaires et se soumettre à leur décision" 228 .
Les ouvriers salariés, ou prolétaires au sens strict du terme, subissent les conséquences du taux d'intérêt de façon indirecte : les chefs de travaux ne peuvent les payer convenablement, pressurés comme ils le sont eux-mêmes par les capitalistes à qui ils versent un intérêt. C'est, indirectement, à cause du taux d'intérêt, que la situation des salariés est aussi catastrophique : "l'ouvrier [...] est exploité matériellement, intellectuellement et moralement, comme l'était l'esclave autrefois. Il est évident, en effet, qu'il peut à peine subvenir par son travail à ses propres besoins, et qu'il ne dépend pas de lui de travailler" 229 .
L'exploitation endurée par ces deux groupes de travailleurs a bien la même origine par conséquent : le prélèvement d'un taux d'intérêt entraîne la fuite des richesses vers les propriétaires incapables. Ce prélèvement, cependant, est perçu différemment par chacun des deux groupes : les chefs de travaux ont une perception sensible de cette exploitation puisqu'ils versent directement le taux d'intérêt aux capitalistes prêteurs ; les ouvriers salariés sont écrasés par une misère dont ils ne peuvent comprendre la cause.
Ainsi, lorsqu'il cherche les causes économiques de l'insurrection lyonnaise de novembre 1831 provoquée par la grande misère des ouvriers de cette ville qui recevaient des salaires de misère, Decourdemanche cite comme premier et seul responsable le niveau trop élevé du taux d'intérêt que doivent payer les fabricants : "les maîtres ne peuvent se procurer des capitaux qu'à des taux très élevés. Ils ne peuvent dès lors soutenir la concurrence avec les nations chez lesquelles les capitaux sont à meilleur marché ; et ils se trouvent dans la nécessité d'abaisser le salaire des ouvriers pour pouvoir maintenir leurs produits à des prix au moins égaux à ceux des fabriques étrangères" 230 .
Les saint-simoniens, très attristés par la violence des événements de novembre 1831 à Lyon, veulent ainsi dédouaner l'ensemble des travailleurs de toute responsabilité dans ces événements et ils recherchent par tous les moyens une conciliation entre les partis en lutte : cette attitude est assez caractéristique des mouvements socialistes de l'époque qui pensaient, grâce à une persuasion politique efficace, pouvoir convaincre l'immense majorité de la nation de la légitimité des intérêts de la classe ouvrière. Eux mêmes, partisans convaincus d'une voie pacifique, étaient particulièrement sensibles à une conception globalisante de la classe ouvrière, rassemblant dans un seul parti des travailleurs les chefs d'industrie et leurs ouvriers : c'est pour eux l'armée des travailleurs pacifiques 231 avec ses généraux et ses simples soldats.
Exposition de la doctrine, p. 260.
Exposition de la doctrine, p. 239-240. Au delà d'une volonté constamment affichée pour les besoins de la propagande de regrouper tous les travailleurs au sein d'une même classe et d'exacerber leur opposition avec les oisifs ("la société ne se compose que d'oisifs et de travailleurs"), on peut distinguer en filigrane chez les saint-simoniens de 1825-1830, une différenciation opérée à l'intérieur même de la classe des travailleurs : à côté des industriels victimes de l'incurie des capitalistes, on voit parfois se dessiner une classe de prolétaires au sens marxiste du terme, les travailleurs exploités que l'on retrouve dans tous les modes historiques de production ; "telle est la situation de la majorité des travailleurs qui composent dans toutes les sociétés l'immense majorité de la population." (Exposition, p. 240). C'est surtout dans l'Exposition de la doctrine que cette assimilation des travailleurs aux seuls ouvriers salariés semble se dessiner: peut-être aussi cette orientation est-elle due au fait que Bazard a pris une part importante à la rédaction de l'Exposition de la doctrine de Saint-Simon : nous savons que celui-ci accordait une grande importance à la rigueur de l'analyse sociale et qu'il se méfiait des intentions d'Enfantin, et de ses partisans, Chevallier, I. Péreire etc., qui poursuivant l'objectif religieux d'une conciliation universelle voulaient, dans un contexte de propagande simplificatrice, regrouper tous les travailleurs au sein d'une classe homogène. On peut voir à ce sujet la préface de l'Exposition rédigée par C. Bougle et E. Halevy (op. cit. p. 6-11 et p. 27) ou encore l'ouvrage de S. Charlety (op. cit. p. 129-130)
Decourdemanche, "De la nécessité de résoudre rapidement les questions soulevées par l'insurrection lyonnaise", Le Globe, 14 décembre 1831. Lorsqu'ils réunissent dan une même classe tous les travailleurs soudés par des intérêts identiques face à des propriétaires oisifs, les saint-simoniens sont tributaires des circonstances historiques dans lesquelles ils élaborent leur analyse sociale. On peut comprendre leur attitude à la lecture de l'ouvrage de G. Weill, Histoire du parti républicain, Felix Alcan, 1900. Pendant la Restauration, d'après G. Weill, les républicains et les précurseurs du socialisme, ceux qu'il appelle les acteurs du mouvement social,ont combattu ensemble le pouvoir absolutiste de la monarchie pour la défense de leurs libertés et ils se sont côtoyés dans les mêmes prisons. Pendant les dernières années de la Restauration, les partisans d'une démocratie sociale pouvaient nourrir l'espoir que les républicains défendraient avec eux la condition des travailleurs. Ainsi les deux groupes, républicains et premiers socialistes pouvaient penser suivre des objectifs économiques communs, de la même manière qu'ils avaient partie liée dans le combat politique.
S.-A.Bazard utilise cette expression lorsqu'il présente la septième séance de l'Exposition (op. cit., p. 277). L'armée des travailleurs pacifiques doit établir la paix et la concorde entre les hommes en surmontant grâce à une organisation rigoureuse du travail les règles de la concurrence qui font actuellement régner la discorde. Le travail pacifique (op. cit., p. 254) et l'industrie pacifique (op. cit., p. 277) seront les principes fondateurs de la prochaine époque organique : au Moyen Âge, dernière époque organique, les armées féodales imposaient un ordre militaire ; dans l'époque industrielle à venir, l'armée des travailleurs imposera un ordre pacifique avec l'association universelle des travailleurs.