b - Pour des impôts directs prélevés uniquement sur le revenu des oisifs.

Une fois admis que les impôts sur la consommation sont les pires des impôts et qu'un gouvernement doit leur préférer absolument les impôts sur le revenu, Enfantin, dans un article du Producteur, pose la question de savoir sur quel type de revenu doivent être prélevés ces impôts directs : "sur les fermages, sur l'intérêt des capitaux ou sur les salaires du travail" 240 . Il demande en même temps quelle classe de la population doit les supporter : "les propriétaires fonciers, les capitalistes[ou] les travailleurs" 241 .

Il critique d'abord la conception physiocratique de l'impôt : " les économistes français n'ont pas vu de problème plus général que celui-ci : le produit net de la terre est la source unique de l'impôt" 242 .

Les physiocrates, nous le savons, demandaient que les propriétaires fonciers supportent seuls le poids de l'impôt. Les saint-simoniens sont d'accord en grande partie, sans doute, avec une telle proposition, mais c'est la logique qui la sous tend qu'Enfantin veut critiquer ici : les propriétaires fonciers doivent payer l'impôt pour la seule raison qu'ils sont oisifs, et non parce qu'ils seraient à l'origine du seul produit net comme le pensent les physiocrates. D'une part, estime-t-il, ce sont les travailleurs et non les propriétaires qui sont à l'origine du produit net. D'autre part, tous les oisifs doivent payer l'impôt sur le revenu et pas seulement les rentiers du sol. C'est pour toutes ces raisons, qu'Enfantin pense élaborer une théorie plus générale que celle des physiocrates.

Enfantin critique Smith également lorsqu'il affirme que tout impôt prélevé sur le salaire se reporte indirectement sur le revenu de la propriété. D'après Smith, en effet, un prélèvement sur les salaires augmente le prix du travail, puisqu'au salaire naturel de subsistance précédant l'imposition additionnelle, l'employeur doit ajouter un supplément, correspondant au montant de cet impôt, pour maintenir le salaire des ouvriers au niveau de subsistance. Pour maintenir le salaire naturel au niveau de subsistance par suite d'une hausse des impôts qui ampute le salaire brut et diminue le salaire net, les entrepreneurs doivent accorder une augmentation de salaire en rognant sur leur taux de profit.

Dans ce passage de la Richesse des nations cité par Enfantin, Smith estime que l'origine du revenu sur lequel est prélevé l'impôt direct est indifférente puisque la charge, en dernier ressort, est toujours effectivement supportée par le propriétaire qui verse des salaires plus élevés ou par le consommateur qui paye les produits plus chers.

Enfantin reprend la démonstration de Smith pour la détourner : si finalement, dit-il, l'impôt retombe toujours sur le revenu des oisifs, c'est la preuve que ce sont bien les propriétaires qui doivent le payer de toute façon. Il faut alors taxer directement le revenu des oisifs, sans passer par l'intermédiaire d'un impôt sur les salaires qui représente un détour fiscal inutile et compliqué.

Enfantin, par conséquent, est très critique envers l'analyse de Smith d'après laquelle "l'impôt prélevé sur les salaires retombait à la longue sur les propriétaires" 245 . Il estime au contraire que ce mécanisme est très aléatoire, et, pour éviter le risque qu'il ne soit vérifié, il pense préférable de faire payer directement aux oisifs l'entretien du fonctionnement de l'Etat. Il faut, dit-il, "faire contribuer les hommes qui peuvent vivre du travail d'autrui, à l'entretien de la force publique chargée de maintenir l'ordre dans la société, c'est à dire de garantir de la voracité des frelons le travail des abeilles" 246 .

Ainsi, du point de vue des saint-simoniens, la charge de financer les dépenses socialement utiles doit incomber aux oisifs : seuls les impôts sur le revenu des oisifs sont un prélèvement acceptable. Pourtant, même à cette condition, l'impôt n'est pas, à leurs yeux, un moyen satisfaisant pour financer les dépenses publiques et il reste très inférieur à l'emprunt qui est un moyen beaucoup plus efficace.

Notes
240.

P. Enfantin, "Du système d'impôts comparé à celui des emprunts", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 216.

241.

Idem.

242.

Ibid.

245.

Ibid.

246.

P. Enfantin, "art. cit.", Producteur, tome III, n° 2, p. 224. Enfantin fait ici allusion à la fable des abeilles et des frelons rendue célèbre par Saint-Simon. Les saint-simoniens vont se référer très souvent à cette parabole : la société des abeilles est conforme à leur conception quasi-mystique d'une société idéale fondée sur les valeurs du travail ; en outre, ils ne pourront qu'être admiratifs envers l'ordre apparent qui règne dans une ruche et qui illustre parfairement l'idée de l'organisation à laquelle ils sont aussi attachés. D'ailleurs, c'est sous le titre de la Ruche populaire que Vinçard fait paraître, de décembre 1829 à décembre 1849, un journal des ouvriers, rédigé et publié par eux,. Cette revue a beaucoup contribué à entretenir la flamme du saint-simonisme dans le milieu des travailleurs après la dispersion de l'Eglise en 1832. Bien au delà du courant saint-simonien du reste, cette image de la ruche aura un grand succès auprès des socialistes du XIXe siècle en général qui reprendront très souvent ce terme pour donner un titre à leurs journaux. Pour trouver des indications sur ces questions relatives à la presse ouvrière en général et sur la Ruche populaire en particulier, on peut consulter Hatin (op. cit., p. 410) ou encore Godechot (op. cit., p. 131).