La réflexion relative à la nature et au rôle de l'impôt est d'une importance primordiale pour les économistes du XVIIIe siècle : elle obnubile en particulier les économistes français confrontés au déficit abyssal des finances publiques du royaume et à la difficulté apparemment insurmontable d'assurer des rentrées fiscales en quantité suffisante 253 : c'est pourquoi la réponse apportée à la question fiscale conditionne le fonctionnement de toute l'économie ; si, précisément elle ne trouve pas de réponse satisfaisante, c'est toute l'organisation de la production qui risque d'être paralysée.
Au début du XIXe siècle encore cette question est toujours très importante et elle connaît même sans doute un regain d'intérêt avec le nouvel éclairage apporté sur ce point par les économistes classiques 254 , comme c’est le cas avec Ricardo qui exprime, à travers son théorème d'équivalence, une grande méfiance envers l'emprunt et une préférence pour l'impôt dans l'objectif de financer les dépenses publiques 255 .
Chez les économistes français influencés par les classiques anglais, cette préférence pour l'impôt est assez largement partagée à l'époque. Elle est, en outre, encouragée par le fait que la perception de l'impôt est bien plus facile et bien moins périlleuse, au début du XIXe, que sous l'ancien régime, où régulièrement, elle donnait lieu à de fréquentes émeutes : cette raison pratique vient conforter leur choix théorique 256 .
Face à ces derniers, au contraire, les saint-simoniens affichent, sans aucune hésitation, leur préférence pour l'emprunt. Si un gouvernement, estiment-ils, privilégie l'emprunt comme moyen de financement des dépenses publiques, il fait l'économie d'une réflexion incertaine, approximative et douteuse, au sujet de la capacité contributive des différentes classes de la société : et dans cette optique qui est la leur, "l'assiette de l'impôt [...] n'est pas plus le but des recherches des financiers que la pierre philosophale ne l'est des travaux des chimistes" 257 comme c'était le cas, estiment-ils, pour leurs prédécesseurs.
L'injustice sociale découlant d'un recours à l'emprunt est ainsi beaucoup moins grave que celle liée au prélèvement de l'impôt car il s'adresse seulement, par la force des choses, à ceux qui peuvent payer : "un emprunt public contracté pour couvrir les dettes de l'état, n'est donc réellement qu'un appel fait aux capitalistes qui veulent se substituer aux créanciers réels du gouvernement" 258 .
Ainsi, les propriétaires qui, à travers leurs préoccupations ordinaires, ne s'intéressent pas aux questions industrielles, n'ont pas, d'eux-mêmes, l'idée de financer l'activité productive. Par l'intermédiaire de l'emprunt public, ils donnent à l'Etat le moyen de se substituer à eux en lui procurant les sommes nécessaires pour avancer l'argent aux producteurs : ces derniers disposent alors d'instruments de travail sous forme liquide leur permettant d'engager un nouveau processus de production.
Les avantages du recours à l'emprunt public pour financer les dépenses du gouvernement sont doubles aux yeux des saint-simoniens. En premier lieu, les travailleurs ne sont plus frappés par un impôt qui les prive de sommes nécessaires au financement de leur activité, et de ce fait, l'usage de la force est décroissant. En second lieu, l'emprunt permet à l'Etat d'aller chercher les capitaux disponibles où ils se trouvent naturellement, c'est à dire entre les mains des oisifs, et de leur conférer une affectation beaucoup plus productive : les propriétaires trouvent une utilisation beaucoup plus profitable à leurs fonds jusqu'alors mal employés, l'Etat dispose de ressources plus abondantes qui lui faisaient défaut, et de ce fait, des relations de confiance peuvent s'établir entre des partis aux intérêts encoure opposés.
Ainsi, grâce à cette organisation des finances publiques fondée sur le recours à l'emprunt, les saint-simoniens pensent pouvoir conférer, de manière indirecte, à la classe parasitaire des oisifs, une utilité collective qu'ils n'ont pas autrement. De ce point de vue, la lutte des classes entre les oisifs et les travailleurs a des chances de trouver une issue pacifique.
Cependant l'équilibre atteint est forcément très instable : les oisifs peuvent certes contribuer à la production sociale des richesses et même en retirer, pour leur propre compte, quelques avantages marginaux, mais il ne doivent pas participer aux décisions collectives : ils sont normalement, dans tous les cas, une classe dépendante, et le pouvoir d'organiser l'activité doit appartenir aux seuls travailleurs. Les travailleurs doivent prendre en main, eux-mêmes, l'organisation des finances publiques pour être maîtres de leur destinée : ils doivent en particulier transformer les règles de fonctionnement de la Caisse d'amortissement qui pesait d'un poids si lourd sur la vie financière du pays : toute son action pensent les saint-simoniens avait pour but de renforcer le pouvoir social des rentiers et d'accroître leur fortune. Elle avait, au contraire, à leurs yeux, un effet très néfaste sur l'organisation de la production et elle entravait l'activité des travailleurs. Elle constituait un verrou qu'un gouvernement au service des travailleurs devait faire sauter s'il voulait poursuivre l'objectif prioritaire de baisser le taux d'intérêt.
On peut penser aux difficultés rencontrées par les ministres successifs de Louis XV et Louis XVI pour boucler le financement de la dette publique : voir en particulier les tentatives de Calonne (infra p. 94 et sq.)
Adam Smith développe son analyse de la dette publique dans le Chapitre III du Livre V de La Richesse des nation : les dépenses publiques sont, pour lui, improductives et néfastes ; qu'elles soient financées par l'impôt ou par l'emprunt ne change rien fondamentalement à ses yeux.
Nous présenterons plus loin dans ce même chapitre la position de Ricardo lorsque nous étudierons l’opposition entre celui-ci et les saint-simoniens sur la question de l’impôt et de l’emprunt.
Les physiocrates ont sans doute à l’esprit cette facilité de recouvrement de l’impôt lorsqu’ils énoncent leur idée d’un impôt unique sur la propriété foncière. Cette conception physiocratique a sans doute beaucoup influencé les économistes qui accordaient leur préférence à l’impôt sur l’emprunt. Même s’il n’en accepte pas tous les présupposés, Adam Smith comme le fait remarquer M. Blaug (La pensée économique, Economica, p. 68) parle à ce sujet de "l'ingénieuse théorie" des physiocrates. C'est peut-être aussi pourquoi cette préférence pour l'impôt exprimée par les économistes classiques est aussi largement adoptée en France à l'époque, comme nous le verrons plus tard lorsque nous examinerons les discussions budgétaire à la chambre des députés.
P. Enfantin, "art. cit.", Le Producteur, t. III, n° 2, p. 231. Les mercantilistes, les physiocrates, les classiques, avaient fait de l'impôt, nous l'avons vu, un point central de leur réflexion économique. Pour Enfantin, cette question de l'impôt est le type du faux problème à ranger dans la préhistoire de la science économique, car elle relève, dans ce domaine, d'une recherche stérile et irrationnelle, comme celle de la pierre philosophale peut l'être dans l'ordre de la chimie. Pour lui, l'économie en tant que science, débute véritablement avec Saint-Simon et avec ses disciples qui exposent sa doctrine. A travers une telle démarche, les saint-simoniens affirment un projet scientiste, qu'il ne sont pas les seuls à formuler alors. On trouve la même ambition avec la démarche positiviste d'Auguste Comte, qui, du reste, avait adhéré un temps à la pensée de Saint-Simon et qui avait participé à la publication du Producteur, aux débuts de la revue.
Idem., p. 226. Nous verrons plus loin comment les saint-simoniens tentent de défendre le projet de Law qui était allé très loin dans cette direction (voir infra p. 185-192).