B - La conception saint-simonienne de l'amortissement : comment utiliser la technique de l'amortissement en relation avec la baisse du taux d'intérêt.

a - Suppression envisagée de la Caisse d'amortissement.

a1 - La Caisse d'amortissement est totalement inefficace.

L'amortissement est une technique financière, abondamment discutée par les économistes du XIXe siècle 273 . Celle-ci fut largement utilisé, en France, sous la Restauration : elle consiste, pour l'Etat, à constituer une provision lui permettant de racheter, chaque année en principe une partie de la dette publique. A partir de ce rachat l'Etat peut utiliser les intérêts qu'il encaisse avec les titres récupérés pour acquérir des quantités supplémentaires de sa propre dette 274 . Sans doute l'amortissement a-t-il pour effet positif de signifier aux rentiers que l'Etat s'implique dans l'émission des titres publics et de rendre plus facile le financement de la dette publique en favorisant le placement de titres bénéficiant apparemment d'une garantie solide ?

Pour les saint-simoniens toutefois, les conséquences négatives l'emportent très nettement sur les conséquences positives et l'amortissement apparaît comme une méthode malsaine de remboursement, comme une dangereuse "illusion financière" 275 . Ils constatent que les intérêts des emprunts sont très insuffisants pour le rachat par la Caisse d'amortissement des titres émis par l'Etat : cette rentrée de fonds, au contraire, se révèle très marginale dans l'activité de la Caisse et l'essentiel des rachats est effectué à partir des impôts prélevés par l'Etat : ainsi, pensent-ils, l'activité de cette caisse aggrave la condition des travailleurs puisque les impôts, qui servent à l'alimenter, constituent la recette budgétaire la plus inéquitable.

A la suite de cette opération, les capitaux disponibles ont changé de propriétaires personnels mais ils restent toujours entre les mains des capitalistes. L'amortissement ainsi organisé n'est qu'une opération financière blanche, sans effet du point de vue de la répartition globale des revenus.

Ainsi, estime Enfantin, "l'amortissement n'opère qu'un déplacement de capitaux sans utilité permanente" 277 et la Caisse d'amortissement est par conséquent inutile. Et non seulement elle est inutile, mais elle occasionne le développement d'activités parasitaires : "si l'on remarque que ce déplacement [de capitaux] exige : 1° le prélèvement d'impôts, 2° les frais d'administration d'une caisse d'amortissement, on concevra combien d'hommes sont occupés inutilement à ces différents travaux" 278 .

Le Globe a ainsi calculé qu'entre 1816, date de sa création, et 1831, la Caisse d'amortissement a coûté 1,8 millions de francs aux finances publiques, c'est à dire à la collectivité, en frais de fonctionnement et il estime que cette somme aurait pu être utilisée beaucoup plus efficacement. 279

Notes
273.

En 1816, la Caisse est réorganisée sur des bases nouvelles, nous l'avons vu. Cette reconstitution marque la volonté du gouvernement d'honorer les dettes de la Révolution et de l'Empire, malgré l'avis des ultras qui refusaient de reconnaître ces régimes. On peut considérer, dans ces conditions, que le gouvernement de l'époque donne des gages sérieux aux créanciers de l'Etat pour signifier sa ferme intention de "relever le crédit public". Pour de plus amples informations sur la question de l'amortissement au XIXe siècle, on peut consulter le Dictionnaire des Finances publié sous la direction de Léon Say, Berger-Levrault, 1889.

274.

Cette technique de l'amortissement connût une grande vogue aux XVIIIe et XIXe siècles à la suite de la publication, en 1771, des travaux de Richard Price (1723-1791), un pasteur anglican, qui pensait avoir imaginé une solution indolore pour rembourser la dette publique : il proposait que la caisse d'amortissement, grâce à une dotation initiale en capital correspondant à l % de la dette accumulée, rachète les titres de la dette à amortir, qu'elle utilise les intérêts de ces titres pour racheter d'autres titres et ainsi de suite jusqu'à l'extinction définitive de la dette qui, d'après ses calculs, devait survenir au bout de 36 ans (voir calculs infra, n. 2, p. 110).

275.

P. Enfantin , "art. cit.", Le Producteur, t. III, n°2,p. 234.

277.

Ibid., p. 237.

278.

Ibid. On discerne dans ce passage du Producteur l'inclination des saint-simoniens pour un Etat bon marché qui avait alors les faveurs des républicains : au sujet de la discussion Etat cher - Etat bon marché, voir la discussion supra p. 86-90. On peut constater, également, qu'ils se réfèrent à l'effet d'éviction financière, comme nous le voyons encore par ailleurs (supra p. 93 et infra p. 108 et sq.).

279.

"De l'amortissement", Le Globe, 21 novembre 1831. L'article est signé des initiales E. P. Sans doute s'agit-il d'Emile Pereire, considéré comme un spécialiste des questions financières. Il s'est intéressé de près à la préparation du budget de 1832, et à l'époque où il écrivait ce court article dans le Globe, il publiait dans la Revue Encyclopédique un article important sur ce sujet : "Examen du budget de 1832 : réformes financières, examen théorique et pratique de l'amortissement ; reconstitution des rentes viagères, moyen de supprimer immédiatement la totalité des impôts du sel, des boissons, du tabac et de la loterie". Emile Pereire est un de ces disciples assez tièdes qui se situaient à la marge de l'Eglise saint-simonienne dont on peut se demander à leur sujet s'ils en firent réellement partie : à la différence de son frère Isaac, Emile Péreire ne s'est jamais enthousiasmé outre mesure pour ses principes auxquels il n'a sans doute jamais entièrement adhéré. De ce fait, il est difficile de qualifier sans restriction de saint-simonien : G. D'Eichtal, en tout cas, ne le mentionne pas dans la liste complète des disciples établie en juin 1830 (S. Charlety, op. cit., p. 78). Peu de temps après la publication de cet article dans le Globe, à la fin du mois de novembre 1831, il quitte la rédaction du journal. Au même moment, un groupe de dix-neuf saint-simoniens signent une lettre de protestation contre l'influence grandissante d'Enfantin au sein de l'Eglise, mais il ne joint pas son nom à la liste des signataires. Sur cette affaire, on peut se référer à S. Charlety, op. cit., p. 135).