b - Les saint-simoniens proposent une stratégie alternative de rachat des rentes en vue de faire baisser le taux d'intérêt.

Les saint-simoniens sont très hostiles à la technique de l'amortissement, nous l'avons vu. Ils estiment, en premier lieu que celui ci coûte très cher à la collectivité du fait des dépenses de fonctionnement élevées que nécessite la Caisse d'amortissement. Mais surtout, comme cette caisse affecte des capitaux au remboursement de prêts antérieurs, ils lui reprochent de constituer un obstacle au développement du crédit et en même temps, par conséquent, de freiner la baisse du taux d'intérêt.

Emile Péreire calcule, dans le Globe du 21 novembre 1831, que cette opération de l'amortissement coûte chaque année à peu près 147 millions de francs à l'Etat : 87 millions en rachat de rente et 60 millions en frais de perception. Une telle dépense lui semble très lourde pour les finances publiques et totalement improductive pour l'ensemble de l'économie. En outre, elle provoque, estime-t-il, de nombreux effets pervers dans la sphère financière : elle est responsable d'une raréfaction des capitaux disponibles et par conséquent elle maintient une pression à la hausse sur les taux d'intérêt.

L'auteur, Emile Péreire, essaie de ménager l'ensemble des acteurs économiques et la critique politique est atténuée sous l'unanimisme social qui transparaît dans cet article. Son attitude est bien caractéristique des disciples saint-simoniens modérés qui formeront plus tard les rangs du saint-simonisme pratique 285 . Pour l'essentiel cependant, nous retrouvons les grandes lignes de la stratégie financière élaborée par Enfantin, six ans auparavant, dans le Producteur : il s'agit toujours de recourir à l'emprunt public pour financer les dépenses de l'Etat au moindre coût, pour faire baisser le taux d'intérêt, et pour satisfaire aux exigences de justice sociale.

Pour atteindre ces buts, Emile Péreire pense que l'Etat doit intervenir directement sur le marché des capitaux, avec des armes identiques à celles des capitalistes. Son efficacité pourra même être plus grande que la leur du fait de la position institutionnelle qu'il occupe dans le système financier.

Au lieu d'amortir chaque année, mécaniquement, une partie de la dette et d'émettre parallèlement de nouveaux emprunts, l'Etat doit utiliser les fonds provenant de ces emprunts pour racheter les titres de rente lorsqu'ils sont au plus bas : il pourra ainsi profiter d'un taux d'intérêt élevé et en même temps, priver d'une rémunération intéressante les capitalistes rentiers.

A l'inverse, si les cours des titres de rente augmentent, l'Etat devra les revendre : de la sorte il empochera une plus-value qui permettra de baisser les impôts payés par les producteurs ; une telle baisse tiendrait de compensation fiscale. Il suscitera, par la même occasion, une baisse du taux d'intérêt qui bénéficiera également aux industriels. Comme les capitalistes, en outre, auront acheté des titres de rente à un cours élevé, le taux d'intérêt effectif servi sera faible ; progressivement ces derniers devront réduire leurs exigences et une tendance durable à la baisse des taux pourra se manifester. La solution la plus logique, peut-on lire dans Le Globe, serait de "commencer par racheter journellement des rentes à la baisse avec des fonds provenant de l'émission de bons royaux [pour] revendre ensuite ces mêmes rentes en bloc quand l'élévation des cours permettrait de les émettre sinon avec bénéfice, du moins sans perte" 286 .

Cette stratégie de rachat des rentes n'est pas une construction financière typiquement saint-simonienne. Elle avait été imaginée par d'autres économistes avant qu'eux mêmes ne s'y intéressent à travers les questions relatives à la caisse d'amortissement.

Ce qui est caractéristique des saint-simoniens par contre c'est premièrement le contexte sociologique sous-jacent à la stratégie financière de rachat des rentes jusqu'à l'extinction définitive de la caisse d'amortissement : ils se fondent généralement sur l'idée, en effet, que les capitalistes sont dans l'embarras pour trouver une affectation intéressante à leurs capitaux disponibles, et ils se trouvent dans cette situation inconfortable, précisément, du fait que l'Etat élargit sa sphère d'influence et qu'il est mesure de fixer les règles du jeu sur les marchés de capitaux.

C'est aussi, deuxièmement, l'importance du rôle dévolu à l'Etat pour mettre cette stratégie en œuvre. L'Etat qui représente les travailleurs, intervient sur les marchés financiers en tant qu'acteur autonome et les rentiers ne peuvent plus alors intervenir que comme acteurs contraints. En faisant jouer un effet balançoire à travers une stratégie contracyclique, il peut accroître progressivement la valeur des actifs publics et réduire en même temps le niveau du taux d'intérêt. Ainsi, le pourvoir des travailleurs s'accroît à mesure que s'élargit la sphère financière publique et le pouvoir des oisifs se réduit à mesure que diminue le taux d'intérêt.

L'Etat saint-simonien est ainsi directement impliqué dans la gestion financière du pays, et dans cette conception, l'instance étatique la plus importante, nous le verrons plus tard, est le Trésor dont le champ d'activité doit être très étendu, jusqu'à représenter une véritable Providence pour les travailleurs.

Notes
285.

Parmi les saint-simoniens de 1830, qui formeront plus tard, sous le Second Empire, ce qu'on désignera comme le courant du saint-simonisme pratique, il faut distinguer les auteurs qui tenteront de rester fidèles à leurs idées de jeunesse tout en les présentant de façon beaucoup plus modérée de ceux qui les abandonneront pour se rallier au libéralisme économique. Dans le premier groupe nous retrouverons les frères Pereire, Isaac surtout, Enfantin, etc. ; dans le second, nous pouvons citer P. Talabot, P. Chevalier qui sera un des principaux instigateurs du tournant libéral de ce régime. Il n'est alors pas très facile de distinguer les deux groupes car la différence n'est pas très apparente au niveau du discours politique qui est toujours très modéré : Enfantin, comme nous le verrons appellera à voter pour le général Cavaignac aux élections de décembre 1848. C'est en fait la résistance ou l'adhésion aux principes du libéralisme économique qui constitue la véritable ligne de partage car le saint-simonisme de 1830 est incompatible avec le libéralisme économique : ces deux approches sont même antithétiques. Ainsi, M. Chevalier se présente par la suite, comme le partisan d'un libéralisme tempéré. Ce n'est pas le cas des frères Péreire par exemple, qui jusqu'à la fin de leur vie travailleront à constituer une organisation de la banque d'inspiration saint-simonienne. L'ouvrage d'Isaac Pereire, La Banque de France et l'organisation du crédit en France, Dentu, Paris, 1864 est très intéressant à cet égard.

286.

E. Pereire , "De l'amortissement", Le Globe, 21 novembre 1831.