Les saint-simoniens reconnaissent aux économistes classiques, à Ricardo en particulier, le mérite d'avoir mis en évidence la réalité de l'organisation politique [de la société de leur époque] dans laquelle une partie de la population vit aux dépens de l'autre" 290 . Certes ils regrettent que les découvertes conceptuelles des économistes classiques leur servent en fin de compte à légitimer une organisation aussi injuste mais ils parviennent eux-mêmes à en tirer parti pour les intégrer à leur propre démarche analytique et pour préciser leur propre projet théorique.
Les saint-simoniens intègrent les prélèvements exercés par l'Etat dans la même représentation des finances publiques que Ricardo : impôts et emprunts sont toujours une avance consentie par les particuliers aux finances publiques et d'un point de vue formel, ces deux prélèvements ont des conséquences identiques sur la répartition des richesses et sur leur circulation.
Ricardo explique en effet que l'impôt et l'emprunt correspondent tous deux, fondamentalement à un déplacement des richesses de la sphère productive vers la sphère improductive : "Les impôts qu'on lève sur un pays pour les frais de la guerre ou pour les dépenses ordinaires du gouvernement, et dont le produit est principalement destiné à l'entretien d'ouvriers improductifs, sont pris sur l'industrie productive du pays" 291 .
Quant aux emprunts publics, ils ont bien toujours pour lui le même résultat : "quand on lève, par la voie d'un emprunt, 20 millions pour les dépenses d'une année de guerre, ce sont 20 millions que l'on enlève au capital productif de la nation." 292
Enfantin de son côté montre que si l'impôt et l'emprunt suivent des circuits différents, ils ont bien la même origine et la même source unique de financement. D'une part, ces deux prélèvements sont toujours supportés, en dernier recours, par les travailleurs, qui seuls créent un surplus, nous l'avons vu : "Les dépenses du gouvernement sont toujours satisfaites par cette portion des produits annuels du travail" 293 . D'autre part, les travailleurs ne sont en mesure de supporter ces prélèvements que grâce aux avances consenties directement ou indirectement par les capitalistes : "que ces hommes [les capitalistes] prêtent à l'industrie pour payer l'impôt ou qu'ils prêtent au gouvernement pour remplir l'emprunt, il faut toujours que leurs avances leur assurent une rente" 294 .
Dans le schéma saint-simonien le plus habituel, les capitalistes oisifs avancent l'argent aux travailleurs qui payent des impôts à partir des richesses qu'ils créent. Ainsi les capitalistes financent les travailleurs sous forme de prêts remboursables par ces derniers alors que les travailleurs financent l'Etat à l'aide des impôts qui sont définitivement versés. Ce qui représente une dissymétrie flagrante entre les deux modes de financement.
Exposition de la Doctrine, p. 291. Enfantin qui expose cette séance estime que Malthus et Ricardo sont parvenus à cette conclusion à partir de leurs profondes recherches sur le fermage (loc. cit.). C. Bouglé et E. Halevy expliquent dans l'introduction de cet ouvrage dont ils publient une réédition que les séances, rédigées collectivement étaient généralement présentées par Bazard. Il fut seulement remplacé par O. Rodrigues pour les cinquième, douzième et quinzième séance et par Enfantin pour les huitièmes et seizième. Lorsque les conflits s'aggravèrent au sein du groupe des disciples des dissensions apparurent, entre Bazard et Enfantin essentiellement, pour revendiquer la paternité de la rédaction des séances.
David Ricardo, Des Principes de l'économie politique et l'impôt, Flammarion, 1977, p. 216.
Idem. Dans le chapitre XVII, duquel est extraite cette citation, Ricardo s'intéresse plus particulièrement aux méthodes de financement d'une guerre, étant donné que ce problème s'était posé avec beaucoup d'acuité à partir de 1809 en Angleterre pour financer la guerre contre la France dans la péninsule ibérique. Voir sur ce point F. Crouzet, L'économie britannique et le blocus continental, Economica, 1987, p. 542 et sq. Les analyses que Ricardo formule à l'occasion de cet épisode peuvent être généralisées à toutes les formes de dépenses publiques, qui d'après lui, sont dans l'ensemble largement improductives : il est indifférent, précise-t-il en effet, dans la suite du chapitre que les impôts soient prélevés "pour les frais de guerre ou pour les dépenses ordinaires du gouvernement" (op. cit. p. 216). Il précise d'ailleurs cette idée dans un article, "Funding system" in Encyclopedia Britannica, qui a rendu célèbre son point de vue sur cette question : "Il est fort à désirer que nous débarrassions notre politique du système des emprunts, surmontions les difficultés à mesure qu'elles se présentent et soyons libérés de toutes dépenses anciennes, dont nous ne sentons bien le fardeau que lorsqu'il est devenu intolérable" (cité in Ch. Coquelin, Dictionnaire de l'économie, article Ricardo).
P. Enfantin, "art. cit." Le Producteur, t. III, n° 2, p. 243.
Idem. Les sommes qui constituent ces avances productives correspondent à du capital accumulé précédemment, c'est à dire qu'elles sont le fruit d'une exploitation préalable. Si nous considérons la fonction des avances, d'un point de vue strictement technique, dans le circuit de la production des richesses, nous observons des similitudes assez précises entre la présentation de Ricardo et celle des saint-simoniens. Si nous considérons, par contre, la nature de ces avances et leur fonction sociale, des différences capitales apparaissent entre les deux présentations.